Des restes, trouvés au Maroc, de cinq individus datant d’environ 315 000 ans pourraient repousser de 100 000 ans l’âge de notre espèce, et plaideraient pour son origine « panafricaine ».
Le plus ancien représentant connu de notre espèce, Homo sapiens, vivait il y a environ 315 000 ans au Maroc. La découverte, due à une équipe internationale dirigée par Jean-Jacques Hublin (Institut Max-Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig et Collège de France), est exceptionnelle.
Elle déplace nos origines vers le nord-ouest du continent africain, alors que les fossiles les plus anciens trouvés jusqu’alors provenaient d’Afrique du Sud et de l’Est. Et elle les fait considérablement reculer dans le temps, puisque les premiers ossements humains jusqu’alors unanimement reconnus comme anatomiquement modernes, découverts en Ethiopie, avaient moins de 200 000 ans.
Le Maroc serait donc le nouveau berceau de l’humanité ? « Bien malin qui pourrait donner un point d’origine », a répondu Jean-Jacques Hublin, mardi 6 juin, lors d’une conférence de presse au Collège de France, à Paris, où les travaux étaient présentés juste avant leur publication, jeudi 8 juin, dans deux articles de la revue Nature.
Rappelons d’emblée qu’on est bien loin dans le temps de nos premiers ancêtres putatifs – Toumaï (Tchad, 7 millions d’années) et Orrorin (Kenya, 6 millions d’années) – et des australopithèques comme Lucy (Ethiopie, 3,2 millions d’années). Ou même des premiers représentants du genre Homo, comme habilis (Afrique orientale, 2,5 millions d’années), dont certains comme erectus étaient déjà sortis d’Afrique il y a 1,8 million d’années.
Outils de pierre taillée
Le site marocain de Djebel Irhoud, où les fossiles ont été trouvés, marque un nouveau jalon dans l’histoire humaine la plus récente, à une époque où plusieurs espèces apparentées coexistent sur la planète – Néandertaliens en Europe, Dénisoviens et erectus en Asie, Florès en Indonésie… De ce buissonnement du genre Homo ne subsiste aujourd’hui qu’une seule espèce, la nôtre, Homo sapiens, et la découverte marocaine repose la question de son enracinement initial.
« Notre idée est qu’en fait, l’émergence de l’homme moderne est plus ancienne encore, et qu’il s’agit d’un phénomène panafricain », indique M. Hublin. Même s’il dit se réjouir que le Maroc, et le Maghreb avec lui « se retrouvent au centre des débats sur l’origine de l’homme actuel ».
Deux cartes projetées au Collège de France résument à elles seules les incertitudes qui subsistent sur cette question. La première montre une Afrique quasiment vierge de découvertes paléoanthropologiques : des pans entiers du continent n’ont pas été explorés, et il serait présomptueux de penser qu’aucun autre fossile d’Homo sapiens ancien ne pourrait s’y trouver. La seconde montre cette même région du globe il y a 300 000 ans. Elle est encore plus spectaculaire : à l’époque, l’Afrique est intégralement verte, le Sahara est absent, il n’existe nulle frontière géologique du nord au sud et de l’est à l’ouest.
« On peut donc imaginer des connections entre groupes humains, qui échangent des gènes par métissage, et des éléments culturels », indique le directeur de l’équipe de recherche.
La première carte révèle aussi la présence dans de nombreux sites africains datant de 300 000 à 130 000 ans, d’outils de pierre taillée dits du « Middle Stone Age » ou « levallois ». « Petits, pointus et façonnés pour la chasse, notamment à la gazelle », a rappelé l’archéologue Shannon McPherron, de l’Institut Max-Planck, ils témoigneraient de ces échanges panafricains.
Mais revenons aux fossiles, et à la façon dont ils ont été découverts. C’est une longue histoire. Le site de Djebel Irhoud, situé entre Marrakech et l’océan Atlantique, a d’abord été une mine, dans laquelle les carriers ont trouvé un premier crâne, en 1961. Conservé dans une boîte en carton emplie de paille par un médecin chef, il sera récupéré par l’université de Rabat.
Cinq autres fossiles émergeront dans les années 1960, mais ils laissent les spécialistes perplexes : datés de 40 000 ans, ils semblent pourtant plus archaïques que les Homo sapiens contemporains. « On a alors émis des hypothèses assez extravagantes, rappelle Jean-Jacques Hublin. On a fait d’eux des Néandertaliens, des hybrides… »
Une idée fixe
La première rencontre de M. Hublin avec Irhoud date du début des années 1980, lorsque le professeur Jean Piveteau, figure de la paléoanthropologie, le croise au sortir de son bureau dans les couloirs de l’université Paris-VI, et lui confie une petite mandibule à étudier, « Irhoud 3 ». Premier article publié en 1981.
Puis il part sur d’autres terrains, en Europe et ailleurs, en quête de Néandertaliens, mais reste « obsédé » par les questions irrésolues du Djebel Irhoud, « saccagé par l’exploitation minière ». Pourquoi cette idée fixe pour cette extrémité du Maghreb, alors que la grande majorité des fouilles internationales se trouvent aux antipodes du continent ? « Peut-être parce que je suis né en Afrique du Nord, que j’ai dû quitter dans des conditions un peu tragiques, et que j’y retrouve des odeurs, des ambiances, des lumières de mon enfance », raconte-t-il. « Chercher plus à l’ouest, c’est un peu s’inscrire dans une continuité de l’Empire », note Yves Coppens, qui a fouillé au Tchad.
En 2004, avec son ancien collègue du laboratoire d’anthropologie de Bordeaux, Abdelouahed Ben-Ncer, professeur à l’Institut national des sciences de l’archéologie et du patrimoine à Rabat, Jean-Jacques Hublin monte enfin une coopération scientifique : son institut de Leipzig a les reins assez solides pour financer l’enlèvement de 200 mètres cubes de blocs de pierre pour dégager le site, et assurer les datations – « ce qui coûte le plus cher en archéologie », note M. Ben-Ncer.
La chance est au rendez-vous : trois mètres d’épaisseur de dépôts anciens ont été préservés, au sein desquels seize ossements humains supplémentaires seront exhumés année après année. Au total, cinq individus, dont un ado et un enfant de 7 à 8 ans. Mais on trouve aussi de nombreux éclats de silex brûlés, ce qui permet d’établir des datations par thermoluminescence. Une autre méthode – la résonance de spin électronique – a pointé la même période.
« Quand nous avons reçu les premières dates, nous avons été incroyablement secoués », se souvient Jean-Jacques Hublin. Même si des premières tentatives de datations laissaient penser que le site était plus ancien qu’on ne l’avait d’abord considéré, cette plongée si loin dans le passé – l’ensemble des fossiles a 315 000 ans, plus ou moins 34 000 ans si l’on tient compte de la marge d’erreur – était inattendue. De quoi « changer les manuels » sur l’origine humaine, se réjouit le paléoanthropologue.
« C’est une très belle découverte, qui semble confirmer un foyer africain pour l’origine humaine, commente Yves Coppens. Cela invite à repenser de nombreuses fouilles sous un nouveau jour. »
La découverte, en 1932, d’un crâne fragmentaire à Florisbad, en Afrique du Sud, daté il y a vingt ans à 260 000 ans, prend ainsi un nouveau relief. James Brink, responsable du site de Florisbad, n’est pas surpris de la découverte marocaine : « On trouve aussi des pierres taillées de type Levallois datant de près de 500 000 ans à Kathu Pan, en Afrique du Sud, et au Kenya. Je pense qu’on peut associer ces outils aux premiers Homo sapiens, donc il est probable que les premiers représentants de notre espèce avaient une distribution panafricaine, et que celle-ci est intervenue il y a moins de 500 000 ans. »
Une datation réfutée par certains
Tout le monde n’est cependant pas convaincu, comme Jean-Jacques Jaeger, professeur émérite à l’université de Poitiers, qui a travaillé sur des fossiles animaux du Djebel Irhoud pour sa thèse, soutenue en 1975.
« La faune de rongeurs d’Irhoud que j’ai pu étudier correspond à une date plus récente que 125 000 ans. Je réfute donc la datation obtenue par les techniques utilisées », dit le chercheur, qui n’est pas non plus convaincu par l’hypothèse panafricaine. Jean-Jacques Hublin invoque des études sur les rongeurs plus récentes, qui avaient déjà vieilli le site.
Dans un article de commentaire publié dans Nature, Chris Stringer et Julia Galway-Witham, du Muséum national d’histoire naturelle de Londres, sont eux d’accord avec l’équipe de Jean-Jacques Hublin : « Ces spécimens constituent probablement des représentants précoces de la lignée Homo sapiens », écrivent-ils. Mais ils se demandent si l’aspect moderne de leur visage, partagé avec le fossile de Florisbad, ne pourrait pas être hérité d’un ancêtre « non sapiens » de notre arbre de famille – plutôt que dû à une parentèle traversant l’Afrique entière.
A quoi ressemblaient donc ces premiers humains ? « Leur visage n’était pas différent de celui de n’importe qui dans le métro », dit Jean-Jacques Hublin. Leur boîte crânienne était aussi volumineuse mais moins globulaire que la nôtre, et leur cervelet moins développé.
« L’évolution ne s’arrête pas, nous évoluons encore », souligne le chercheur, pour qui toute la différence entre les premiers sapiens et nous tient probablement dans l’organisation interne du cerveau, sa connectivité. Malheureusement, la génétique, une spécialité de l’institut de Leipzig, ne sera d’aucun secours pour en savoir plus : il fait trop chaud au Maroc pour espérer récupérer de l’ADN ancien sur ces fossiles.
Et leurs ancêtres, qui étaient-ils ? Les points d’interrogation sur les arbres phylogénétiques proposés par les paléontologues sont la réponse la plus prudente : il faut accumuler plus de données.
Va-t-on assister à une ruée vers l’os au Maroc ? « Nos collègues marocains sont sollicités par des équipes anglo-saxonnes », note Jean-Jacques Hublin, qui s’amuse de cet intérêt nouveau après une longue traversée du désert « pour des raisons historiques et linguistiques circonstancielles ».
Le Djebel Irhoud n’a sans doute pas dit son dernier mot. « Après une interruption pour publier ces résultats, indique Abdelouahed Ben-Ncer, on espère – inch’allah – reprendre rapidement la campagne de fouilles ! »
Va-t-on assister à une ruée vers l’os au Maroc ? « Nos collègues marocains sont sollicités par des équipes anglo-saxonnes », note Jean-Jacques Hublin, qui s’amuse de cet intérêt nouveau après une longue traversée du désert « pour des raisons historiques et linguistiques circonstancielles ».
Le Djebel Irhoud n’a sans doute pas dit son dernier mot. « Après une interruption pour publier ces résultats, indique Abdelouahed Ben-Ncer, on espère – inch’allah – reprendre rapidement la campagne de fouilles ! »