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Qui est Igor Setchine, l'homme qui murmure à l'oreille de Poutine?


En quelques années, ce stratège a fait de l’obscur Rosneft un géant du pétrole. A six mois des élections, le PDG est le maillon fort du président russe.

Avec ses cheveux courts, sa mâchoire carrée, son regard impassible, il a l’allure classique de l’oligarque dominateur. Igor Setchine est en vérité beaucoup plus que ça. PDG du pétrolier russe Rosneft, vice-Premier ministre de l’Energie, ce proche parmi les proches de Vladimir Poutine est au coeur de tous les secrets du régime, à l’intersection de la politique et de la technostructure militaro-industrielle. Ses vingt-cinq ans de proximité avec le maître du Kremlin font de cet homme discret et intriguant un personnage redouté. Le Premier ministre Dmitri Medvedev et tous les libéraux le fuient comme la peste. Dans le clan des « siloviki », ces officiers issus du service de sécurité, Setchine fait partie des durs. L’oligarque Vladimir Evtouchenkov, propriétaire du groupe pétrolier Bachneft, a rechigné à lui vendre son entreprise. Il s’est retrouvé en résidence surveillée pendant un an et vient d’être condamné à payer une amende de 1,9 milliard d’euros en raison de la réorganisation qu’il aurait menée avant que sa compagnie ne passe sous le contrôle de Rosneft. L’affaire a fait une autre victime, Alexeï Oulioukaïev, ministre de l’Economie en exercice. En novembre 2016, ce dernier fut inculpé et limogé pour avoir, selon les services d’enquête, exigé de Setchine le versement de 2 millions de dollars en guise de reconnaissance. « Oulioukaïev a été victime d’une provocation, dit un bon connaisseur des moeurs russes. Deux millions de dollars pour soudoyer un ministre, c’est une somme ridicule, personne n’y croit. »

Spécialiste des coups tordus

Tout le monde croit en revanche au pouvoir de nuisance d’Igor Setchine. Paré d’une ribambelle de surnoms (le Richelieu russe, le Machiavel du Kremlin, Dark Vador), l’homme qui murmure à l’oreille de Poutine est coutumier des coups tordus. En 2003, il profitait de l’arrestation de Mikhaïl Khodorkovski et du dépeçage de sa compagnie Ioukos pour en récupérer les plus beaux morceaux. Dix ans plus tard, bis repetita, il reprenait pour 55 milliards de dollars à un trio d’oligarques le numéro trois du pétrole russe TNK-BP.
Aujourd’hui, Rosneft est un géant de 235.000 personnes dont la capitalisation dépasse celle de Gazprom. Avec une production quotidienne de 5,6 millions de barils, le groupe est la première compagnie pétrolière cotée devant l’américain ExxonMobil. Son PDG est un des dirigeants les plus influents de la Fédération.
Intouchable ? Poutine a récemment renouvelé sa garde rapprochée en promouvant des quadras et en poussant vers la sortie quelques-uns de ses vieux compagnons. Il s’est cependant abstenu de s’en prendre à Setchine. Comme vice-Premier ministre, le patron de Rosneft a la haute main sur la politique énergétique de Moscou en Amérique latine. C’est aussi lui qui a mené les négociations de la commande des porte-hélicoptères français Mistral. « Il est ouvert et convivial et, parmi la bande de Saint-Pétersbourg, fait clairement partie des gens qui comptent », indique Henri Proglio, ancien PDG d’EDF. « Il est un maillon essentiel pour Poutine, indique Dominique Fache, ancien patron de Schlumberger en Russie. Setchine dirige notamment Rosneftegas, le holding qui reçoit une partie des dividendes de Rosneft, de Gazprom et du fournisseur d’électricité Interrao. » Un poste de confiance hautement stratégique.

Le pouvoir de dire niet

Totalement dévoué au maître du Kremlin, Setchine n’est cependant pas un godillot. Il sait se faire entendre. Et n’hésite pas à s’opposer à son mentor. « Il a refusé de verser à l’Etat russe les 50% de dividendes que réclamait Poutine, indique Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie à l’Institut français des relations internationales. Après un bras de fer, c’est le ratio de 35% qui a été retenu. » Setchine a aussi fait reculer Poutine sur Bachneft. Le président voulait privatiser l’entreprise mais s’est finalement rallié à l’idée de son protégé, qui était de vendre au plus offrant, c’est-à-dire à Rosneft, qui a mis près de 5 milliards de dollars sur la table. Car Setchine n’a pas peur des gros chiffres. En 2012, il avait annoncé un plan d’investissement vertigineux de 500 milliards de dollars. Le mois dernier, il est repassé à l’offensive en acquérant le groupe indien Essar Oil pour 13 milliards. Le plus gros investissement étranger jamais réalisé en Inde. Le plus gros investissement étranger jamais réalisé par la Russie.

Fils d’ouvrier

Rien ne prédestinait Igor Ivanovitch Setchine à devenir un magnat de l’or noir. Fils d’ouvrier, il n’a pas de formation d’ingénieur et ignore l’univers des hydrocarbures. Né comme Poutine à Saint-Pétersbourg, « c’était le type parfait du petit Soviétique comme on les voit dans les livres, il ne buvait pas, ne fumait pas, ne manquait jamais un cours, écoutait attentivement mais parlait peu », se souvient un de ses camarades cité par le site Slate.
A l’université, il fait du droit et se spécialise dans les langues, notamment le français, l’espagnol, le portugais - qu’il parle à la perfection - et le japonais. La panoplie du parfait espion ? Son profil intéresse le renseignement militaire soviétique, qui l’envoie comme interprète au Mozambique et en Angola. De cet épisode de sa vie, on sait peu de chose. Les rumeurs disent qu’il a frayé avec le sulfureux marchand d’armes Victor Bout. A la fin des années 1980, il retourne en URSS, passe un doctorat d’économie et enseigne à l’université. En 1990, lors d’un voyage à Rio, il rencontre Poutine, de huit ans son aîné. Derrière l’aspect passe muraille de l’ex-agent du KGB, Setchine perçoit-il le potentiel d’un futur tsar ? Il décide en tout cas de lier son destin à celui de Vladimir Vladimirovitch. « Durant les premières années de Poutine comme adjoint du maire de Saint-Pétersbourg Anatoli Sobtchak, il devient son homme à tout faire, indique Tatiana Kastouéva-Jean. Il gère son agenda, l’attend devant l’ascenseur, va le chercher à l’aéroport. »
En 1996, Sobtchak perd les élections. Poutine part à Moscou et emmène Setchine. Lorsque, quatre ans plus tard, il succède à Eltsine, son protégé devient le chef adjoint de l’administration présidentielle. Tous les visiteurs qui veulent un rendez-vous avec le nouveau maître du Kremlin doivent passer par lui. En 2004, Setchine est propulsé à la tête du conseil d’administration de Rosneft. Sa mission : remettre de l’ordre dans le secteur énergétique. Pour doper la productivité des compagnies, Moscou les met en concurrence. Setchine exécute la nouvelle doctrine avec zèle. Dans le gaz, il taille des croupières à Gazprom entravé par les tarifs régulés. Il rêve aujourd’hui d’utiliser les tuyaux de son rival pour approvisionner en molécules les Européens puis les Chinois. Dans le même temps, il utilise sa proximité avec le Kremlin pour obtenir des licences d’exploration. Ce qui lui permet d’accroître sa production et ses réserves. « Setchine est un opportuniste, il saisit les occasions quand elles se présentent, indique Thierry Bros, chercheur associé à The Oxford Institute for Energy Studies. Aujourd’hui, Gazprom craint beaucoup moins les sanctions de la communauté européenne que Rosneft. »

Deal maker hors pair

En interne, Setchine réveille le mammouth Rosneft. Il serre les coûts, débauche chez les concurrents, promeut des étrangers au sein des plus hautes instances, cote l’entreprise à Londres où il récolte 10 milliards de dollars en 2006. Le conseil d’administration de Rosneft n’a rien à envier à celui d’une major. On y trouve des calibres comme le PDG de BP et, très bientôt, l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder. Setchine voit loin et à long terme. Il signe des accords un peu partout : aux Etats-Unis, au Brésil, en Chine, au Myanmar, au Vietnam, en Norvège, en Italie, en Allemagne, où Rosneft dispose de pas moins de 12% des capacités de raffinage. « Setchine a une vraie stratégie globale, dit Pierre Fabiani, expert de l’énergie et ex-directeur de Total. C’est un joueur d’échecs extraordinaire qui a toujours plusieurs coups d’avance. »
Exemple avec l’Iran. Fort du réchauffement entre Moscou et Téhéran, Setchine s’est rapproché du régime des mollahs. Il pourrait bientôt annoncer un deal. Autre exemple avec l’Inde et le Venezuela. Deux pays éloignés qui n’ont aucun lien entre eux si ce n’est que, depuis 2014, Rosneft a versé quelque 6 milliards de dollars à Caracas pour de futurs achats de pétroles lourds. Et qu’Essar Oil, la compagnie indienne que vient de racheter Rosneft, dispose justement d’un port doté d’une raffinerie capable de traiter les hydrocarbures du Venezuela. Setchine a aussi conclu des alliances avec des grands pétroliers, comme le norvégien Statoil, l’italien ENI et l’américain ExxonMobil. Au côté de ce dernier, il a signé un méga-projet d’usine de liquéfaction de gaz dans les îles Sakhaline. Les travaux n’ont pas débuté, car Rosneft et son président sont sous le coup des sanctions américaines suite à l’intervention de Moscou en Crimée. Ces sanctions, Setchine les dénonce à longueur de discours. « Elles ont des effets inverses à ceux recherchés, disait-il il y a deux ans. Elles impactent les actionnaires étrangers, elles impactent les équipementiers, elles impactent les banques, elles impactent les fonds d’investissement qui ne peuvent plus investir dans le développement de la Russie. »
Ces sanctions impactent aussi Setchine, qui est interdit de déplacement sur le territoire américain. Un coup dur, d’autant qu’elles intervinrent concomitamment à l’effondrement des cours du baril. « Setchine a dû rembourser jusqu’à 7 milliards de dollars de dettes par trimestre, indique Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du centre Energie à l’Ifri. Il s’en est toutefois bien sorti en négociant d’astucieux accords de prépaiement auprès de traders suisses. » Setchine a aussi reçu un coup de pouce de la banque centrale russe, qui a fait baisser le cours du rouble.

L’homme de la stabilité

L’autre soutien est venu des partenaires étrangers. C’est avec un très sonore « mon ami » que le futur secrétaire d’Etat de Donald Trump, Rex Tillerson, alors PDG d’Exxon- Mobil, a retrouvé Setchine lors du Forum de Saint-Pétersbourg en 2015. En 2016, c’est Glencore et le fonds Qatar Investment Authority qui ont apporté 10 milliards de dollars à Rosneft pour un ticket de 19,5%, dilué depuis avec l’arrivée dans le capital du chinois CEFC.
L’ex-interprète en portugais a fait du chemin. Il est devenu un deal maker hors pair. Pour Moscou, l’entregent de Setchine et son carnet d’adresses constituent un gage de stabilité. Un atout pour les élections de mars 2018. « Son rôle auprès de Poutine s’apparente un peu à celui qu’occupait dans les années 1990 Boris Berezovsky auprès d’Eltsine », estime l’essayiste Vladimir Fédorovski. Une place de choix à la condition que le protecteur reste en place. Exilé au Royaume-Uni, Berezovsky a été retrouvé mort en mars 2013 dans sa salle de bains.
DANS LE SILLAGE DE POUTINE
1960 Naît à Saint- Pétersbourg.
1984 Diplômé en économie de l’Université de Leningrad.
1991 Secrétaire particulier de Poutine.
2000 Chef du cabinet de Poutine, député.
2004 Président du conseil de Rosneft.
2008 Vice-Premier ministre.
2012 PDG de Rosneft.
Ce qu’ils disent de lui
Henri Proglio, ex-PDG d’EDF : « Son fonctionnement avec Vladimir Poutine n’est pas toujours simple. Il y a un compromis entre eux, une sorte de pax sovietica. Igor Setchine ne touche pas aux affaires politiques. Mais dans sa gestion de Rosneft, il jouit d’une autonomie certaine vis-à-vis du Kremlin. »
Vladimir Fedorovski, essayiste, auteur du livre Poutine de A à Z (Stock) : « Il est l’homme de confiance de Vladimir Poutine, il connaît ses histoires personnelles, il tire les ficelles. Mais il ne manipule pas le président. Setchine n’est pas Raspoutine. »
Dominique Fache, ancien directeur de Schlumberger Russie : « Il parle cash, il a un humour pince-sans-rire. Il est clairement plus malin que les autres. Il sait prendre des risques tout en se gardant d’aller trop loin. »
Pierre Fabiani, ex-directeur de Total en Iran : « Ce qu’a fait Setchine est remarquable. Il a remonté Rosneft à partir d’un champ de ruines. »
Francis Perrin, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques : « Il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de cigarette entre Poutine et Setchine. »
IL AIME
Parler cash. Son yacht Princess Olga. Vladimir Poutine. L’argent. La géopolitique. La concurrence.
IL N’AIME PAS
Dmitri Medvedev. Mikhaël Khodorkovski. Déléguer. Les sanctions européennes. Le protectionnisme américain. La presse.

1. En 2009, avec le président russe Vladimir Medvedev, lors d’un meeting sur l’énergie sur l’île de Sakhaline. Igor Setchine est incontournable sur les sujets énergétiques.
2. En 2011, avec le président Nicolas Sarkozy, sur les Chantiers de l’Atlantique, à Saint-Nazaire. Le vice-Premier ministre russe a mené les négociations de la commande des porte-hélicoptères français Mistral.

3. En 2014, alors PDG de Rosneft, avec Patrick Pouyanné, nouveau PDG de Total, et les patrons du gazier Novatek et du pétrolier Lukoil, à Sotchi. A la tête de Rosneft depuis 2012, Setchine a fait de son groupe une vraie major
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4. En avril 2017, avec Ramzan Kadirov, le chef de la République de Tchétchénie, à Moscou. Setchine s’est durement opposé au Tchétchène, qui refusait de lui vendre une de ses raffineries. Il est parvenu à ses fins.


5. En juillet, avec Alexei Miller, PDG de Gazprom, à Moscou. Miller est loin d’avoir la même influence que Setchine sur Poutine.