La capitale taïwanaise vit la nuit grâce à ses marchés nocturnes et à ses librairies ouvertes 24 h/24. Un bouillonnement que l'on peut observer depuis les hauteurs d'Éléphant Mountain |
Des falaises tombant dans la mer, des montagnes creusées de ravins, des collines à thé et une capitale gourmande... Entre la mer de Chine et l'océan Pacifique, l'île de Taïwan surprend par la variété de ses atmosphères. Entre Chine et Japon, l'ancienne Formose invite au voyage, loin des idées reçues...
A quoi ressemble Taïwan? «Demandez à dix Taïwanais quel est leur plat favori et vous aurez dix réponses différentes», répond à sa manière André Chiang, la coqueluche de la nouvelle gastronomie taïwanaise. Une façon de dire que Taïwan ne s'enferme pas dans une boule à neige et qu'elle ne se résume pas à une liste de sites touristiques gravée dans le marbre. L'ancienne Formose possède bien quelques décors de carte postale, mais les visiter à la queue leu leu, parmi les touristes chinois, ne suffit pas à saisir l'esprit des lieux.
Le vrai charme de l'île est ailleurs, et le déceler demande un peu de patience. Commençons par Taipei, la capitale. Le visiteur sera d'abord désarçonné par cette mégapole de 2,7 millions d'habitants (près de 7 millions avec l'agglomération) quadrillée d'autoroutes et d'avenues interminables, hérissée d'immeubles portant leurs climatiseurs extérieurs comme des verrues. Qu'il ne se décourage pas. Taipei cache, sous son manteau gris, mille et une petites perles. Yongkang Street, où les badauds avalent des glaces à la mangue parmi les taxis jaunes, les mamies à vélo et les beautés à scooter.
Le marché de Nanmen, où les étals de fruits grumeleux, de poissons séchés et de baos (brioches farcies) se succèdent sur trois étages. Dihua Street, surtout, où les traces de l'occupation japonaise (de 1895 à 1945) se lisent sur les façades. C'est aujourd'hui une artère vibrante où l'on vient chercher des herbes, des racines et des champignons séchés aux pouvoirs mystérieux. Dans les ruelles adjacentes, la jeunesse taïwanaise ouvre des boutiques indépendantes pas plus grandes qu'un mouchoir de poche et des cafés voulant rappeler l'atmosphère coloniale des années 1920.
«Taipei est une ville créative, sympathique, qui bouge», observe la styliste Sophie Hong. Cette petite femme énergique porte haut les couleurs de la haute couture taïwanaise. Ses élégantes vestes en soie laquée à double col, tout en transparence, font mentir l'image de fabrique industrielle qui colle encore à son pays. «Nous ne sommes plus l'usine textile du monde! Nous avons atteint une vraie qualité. Et, au-delà de notre double culture sino-japonaise, nous sommes en train de trouver notre propre voie.»
Découverte en 1542 par les Portugais qui la baptisèrent Formosa («la Belle»), l'île fut d'abord colonisée par les Hollandais avant de devenir une importante terre de migration chinoise après l'accession au pouvoir des Mandchous au XVIIe siècle. Cédée au Japon en 1895, elle connut une seconde vague de colonisation chinoise après 1945. Fuyant le régime communiste de la République populaire de Chine, Tchang Kaï-chek (Jiang Jieshi) s'y réfugia, accompagné de plus de 2 millions de continentaux…
Si l'urbanisme de Taipei a énormément pâti de l'arrivée soudaine et massive des Chinois, la capitale a toutefois gagné un trésor: l'incroyable collection d'art et d'antiquités chinoises transférée à Taïwan en 1948, au plus fort de la guerre civile chinoise. Le Musée national du palais abrite désormais des merveilles de jade, d'ivoire et de porcelaine provenant en grande partie de la Cité interdite de Pékin. «Taïwan a conservé vivant tout ce que la Chine de Mao Zedong a détruit et interdit: les temples, les spectacles de théâtre, d'opéra, de musique ou encore de marionnettes», explique Robin Ruizendaal.
Le temple Longshan (1738) est le plus célèbre et le plus fréquenté, mais on lui préfère celui de Dalongdong Bao'an, juste à côté du majestueux temple de Confucius. Sous le rougeoiement des lanternes en tissu, les fidèles accomplissent les gestes rituels dans un décor peuplé de dragons, de tigres et des huit immortels de la légende chinoise. On agite les baguettes d'encens, on fait bénir son plateau d'offrandes, on jette les blocs de divination, croissants de bois servant à poser une question aux dieux…
On dévore des omelettes aux huîtres au marché de Ningxia, du tofu fermenté à celui de Shilin, des calamars caramélisés à celui de Raohe Street, notre préféré. Bao poivré au porc, haricot noir givré, bâtonnet de durian, rouleau de printemps glacé à la coriandre et au taro, nouilles sautées et abats: de bouchée en gorgée, on se dépayse en quelques mètres pour une poignée de dollars taïwanais. Quand on a assez bu et mangé, on part se faire masser les pieds ou prédire son avenir par des petits oiseaux en cage aux dons divinatoires…
Sous leur apparence anarchique et négligée, les marchés nocturnes de Taipei offrent le meilleur de Taïwan. Des produits frais, inattendus, cuisinés minute et servis avec le sourire: la bienveillance des Taïwanais n'est pas légendaire. «Ici, on mange 24 heures sur 24! sourit le chef André Chiang. Les produits qui ne sont pas vendus sur le marché le jour sont cuisinés le soir même. Notre cuisine respecte les 24 jalons (microsaisons) du calendrier chinois.
Certains produits n'ont pas plus de trois semaines de vie, ce qui donne une grande richesse à nos assiettes. Et, contrairement à Singapour ou Hongkong, nous avons un vrai terroir avec la mer et la montagne.» Taïwan la gastronome est une montagne plongée dans la mer. Pas besoin de traverser l'île pour en juger. A la sortie de Taipei, les collines du Parc national de Yangmingshan font le dos rond face aux pluies de la mousson. Les petites montagnes sont tapissées d'un maquis de bambous et de roseaux de Chine aux fins panaches blancs.
Au printemps, les jeunes mariés viennent poser devant les champs d'arums blancs. Un décor bucolique qui sent le soufre (au sens propre): les fumerolles sulfureuses qui s'échappent des flancs de la montagne rappellent que nous foulons une terre volcanique vieille de plus de 2 millions d'années. Au fond des mares, l'eau mijote comme dans les casseroles de Raohe Street. Une petite marche mène au mont Qixing, modeste sommet de 1 120 mètres qui domine la mer de Chine et les collines bosselées du parc.
Plus à l'est, le mont Keelung, un autre ancien volcan, fut le théâtre d'une ruée vers l'or qui culmina en pleine période japonaise, de la fin du XIXe siècle aux années 1930. La petite ville de Jiufen, amphithéâtre perché face à la mer, prospéra puis déclina lorsque l'exploitation des mines cessa. On l'oublia jusqu'à ce que le cinéaste Hou Hsiao-hsien y tourne La Cité des douleurs, lion d'or à la Mostra de Venise en 1989. Avec ses vieilles demeures en bois et ses ruelles pentues illuminées de lanternes dès la tombée de la nuit, Jiufen est devenue l'un des sites les plus photographiés de Taïwan.
Une ville luciole brillant de mille feux sur la montagne exsangue d'or. Reste à partager ce magot avec les foules de visiteurs, coups de coude et perches à selfie inclus. Dans un pays comptant l'une des plus fortes densités de population du monde (636 habitants au kilomètre carré), s'extraire de la foule est un art martial dont on ne sort pas souvent vainqueur… à moins de se lever tôt. Le Sun Moon Lake, au cœur de l'île, mérite un tel effort.
Le soleil y a rendez-vous avec la lune puisque sa forme rappellerait, vue du ciel, celle des deux astres. Les montagnes couvertes d'une forêt touffue lui font un bel écrin. Il n'en faut pas plus pour attirer les couples en lune de miel de tout le pays. Des bateaux sillonnent le lac à toute heure, emmenant les visiteurs jusqu'à l'un des temples de la montagne Cinglong, en forme de dragon. A son sommet, Tchang Kaï-chek fit ériger une pagode de neuf étages en mémoire de sa mère.
De l'autre côté du lac, les jeunes couples attachent à l'aide d'un fil rouge des médailles dorées au temple de Long Fong, dédié au «vieillard sous la lune», personnage censé aider les alliances matrimoniales. Le lac nuptial ne retrouve sa quiétude que le soir, et plus encore à l'aube. Il faut alors s'asseoir pour contempler en silence le jeu du brouillard au-dessus du miroir d'eau. Les nuages cotonneux dévoilent les formes, couvrent et découvrent les épaules des montagnes, révèlent les carrelets des pêcheurs, pareils à des araignées d'eau. On tremble à l'idée qu'une bise vienne froisser ce décor d'estampe japonaise.
Plus au sud, la montagne d'Alishan invite à une contemplation tout aussi atmosphérique: celle de la mer de nuages. A l'aurore, un petit tortillard grimpe jusqu'au belvédère du mont Zhushan. Les touristes asiatiques viennent y admirer le lever de soleil au-dessus du Yushan («montagne de jade»), point culminant de Taïwan (3 952 mètres). Les autres préfèrent contempler les nappes de nuages qui inondent la vallée d'Alishan. La chaîne de cimes bleutées, qui couvre 60 % du pays, rappelle le caractère profondément montagneux de l'île.
Dans ces hauteurs poussent des cyprès millénaires, certains atteignant plus de 3 000 ans. Ceux de la forêt nationale d'Alishan furent en partie coupés par les colons japonais, qui installèrent un chemin de fer pour mieux exploiter ces bois sacrés. Les troncs éléphantesques, sur lesquels poussent d'autres générations de cyprès, font désormais l'objet de tous les soins. Plus bas dans la vallée, tapies sous les nuages, s'étagent les meilleures plantations de thé Oolong de l'île.
Cette variété de thé originaire de la province chinoise du Fujian s'acclimate parfaitement à la fraîcheur montagneuse de Taïwan. Dans sa plantation de Sheng Le Farm, Hwang Zhou-zhen, 67 ans, vient de terminer sa récolte d'hiver, la meilleure de l'année avec celle du printemps. Son thé multiprimé se déguste selon un processus complexe pour le néophyte: le jus jaune pâle, à peine infusé, circule de pots miniatures en théières lilliputiennes, et de théières en tasses si minuscules qu'on les croirait destinées à des enfants.
Le thé Oolong exhale un délicat parfum de châtaigne, mais Hwang y décèle aussi des soupçons de longane, de fleur de gingembre et de jasmin. Depuis trois générations, sa famille cultive les arbustes en terrasses, récoltant à la main, un panier de bambou sous le bras. Les feuilles sont tour à tour séchées, brassées, roulées, chauffées en fonction de l'oxydation désirée. Les connaisseurs dégustent le thé Oolong comme le vin, en notent les arômes, l'amertume, la couleur…
Sourcils broussailleux et sourire aux lèvres, Hwang balaie des yeux ses montagnes bosselées à demi noyées par la brume. «Pour faire le meilleur thé, il faut le ciel, la terre et l'homme. L'un ne va pas sans les deux autres», laisse-t-il tomber comme un Lao-tseu du thé. A l'ouest du pays, la montagne s'efface devant la plaine mitée de villes tentaculaires. A l'est, c'est autre chose. De Taitung à Qingshui, la route en corniche se fraie un chemin étroit entre la falaise et l'océan Pacifique.
Une végétation exubérante, composée de pandanus et de roseaux, s'accroche aux pentes abruptes avant de se jeter dans une eau bleu foncé frangée de turquoise. Les surfeurs y batifolent, jusqu'à ce que les rafales de vent deviennent trop fortes. Typhons, séismes et glissements de terrain, les trois fléaux naturels de Taïwan, frappent régulièrement le pays. Les Taïwanais ont appris à vivre avec et à s'en protéger. A Taipei, l'interminable tour Taipei 101 (509 mètres), qui fut le plus haut gratte-ciel du monde jusqu'en 2009, n'a pas la forme d'une tige de bambou pour rien.
Tel le roseau, elle plie mais ne rompt pas quand la terre s'agite. Le mérite en revient à une boule de stabilisation, accessible au public. Suspendue au bout de huit câbles d'acier, cette sphère de 660 tonnes, joliment pailletée d'or, réduit les vibrations du bâtiment de 40 %. Pour observer ce génial amortisseur, il faut prendre l'ascenseur le plus rapide du monde: 37 secondes pour avaler 89 étages. Le panorama à 360 degrés sur Taipei y est époustouflant. A moins de lui préférer celui qu'on a, le soir, depuis les hauteurs d'Elephant Mountain: une ville lumière semblant surgir d'une végétation touffue et exotique. A Taïwan, décidément, tout est une question de regard.