Nourri des écrits de Karl Marx, Lénine proclama la nécessité d'une révolution socialiste en Russie. Doué d'un exceptionnel sens tactique, il sortit victorieux de toutes les luttes d'influences et, en 1917, engagea son pays dans un mouvement qui devait changer la face du monde.
Origines et formation
Issu d'une famille prospère et progressiste, lisant, adolescent, les grands démocrates russes Herzen et Tchernychevski, Vladimir Ilitch s'engage dans le mouvement révolutionnaire aussitôt après la mort de son frère aîné Aleksandr, exécuté pour avoir comploté contre le tsar Alexandre III. Exclu de l'université de Kazan où il suivait des études de droit, il adhère, dès cette époque à la pensée de Marx.
L'exil
Au retour d'un séjour en Suisse, où il rencontre le socialiste Plekhanov, il fonde en 1895 l'Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière. Aussitôt arrêté, il est relégué en Sibérie pour trois ans (1897-1900), où il rédige le Développement du capitalisme en Russie (1899). Parti rejoindre Plekhanov à Munich, il y crée le journal de propagande, Iskra (« Étincelle »). Dans Que Faire ? (paru en 1902), il expose sa conception d'un parti centralisé qui doit être l'avant-garde du prolétariat et ne comprendre qu'un petit nombre de révolutionnaires professionnels. Il pousse alors à la scission du parti ouvrier social-démocrate de Russie entre une fraction blolchevique (« majoritaire ») opposée à la fraction menchevique (« minoritaire »).
L'insurrection d'octobre
Rentré clandestinement à Petrograd en avril 1917, il rédige les Thèses d'avril qui résument les trois mots d'ordre : « À bas la guerre ! À bas le gouvernement provisoire ! Tout le pouvoir aux soviets ! », et déclenche l'insurrection d'octobre (→ révolution russe de 1917).
La fondation du régime soviétique
Obligé de lutter contre l'anarchie où se trouve plongée la Russie alors en proie à la guerre civile, Lénine organise le communisme de guerre et met en place un pouvoir coercitif en créant la Tcheka (la police politique) et les camps de travail (le goulag, 1919). Se consacrant à la construction du socialisme en Russie, Lénine établit une dictature reposant sur une idéologie d'État qui préconise la mobilisation des masses. En 1921, il instaure le système du parti unique, tout en admettant la nécessité, sur le plan économique d'un « repli stratégique » qui prend la forme de la NEP (Nouvelle économie politique).
Le testament de Lénine
Premier président de l'URSS (fondée en décembre 1922), Lénine, atteint d'hémiplégie, dicte une lettre (qui ne sera rendue publique qu'en 1956) dans laquelle il parle de l'avenir du parti communiste et met en garde ses camarades contre Staline, qu'il juge trop brutal. 1. De l'enfance à la relégation en Sibérie (1870-1900)
Le père de Lénine, Ilia Nikolaïevitch Oulianov (1831-1886), était inspecteur de l'enseignement primaire à Simbirsk, sur la Volga. Sa mère, Maria Aleksandrovna Blank, d'origine allemande, était fille d'un médecin de campagne, aux idées progressistes. Outre Vladimir, le ménage eut cinq enfants. Son père illustre les changements sociaux profonds intervenus dans l'Empire russe après l'abolition du servage en 1861 : sa carrière professionnelle lui a permis une réelle ascension sociale, consacrée par son anoblissement en 1876.
Dès quatorze ans, Vladimir aborde la lecture des ouvrages des grands démocrates russes, alors interdits : Aleksandr Herzen, Nikolaï Tchernychevski. En 1886, son père meurt. En 1887, son frère Aleksandr, son aîné de quatre ans, est arrêté pour avoir participé à un attentat contre Alexandre III : il est exécuté le 20 mai 1887.
Dès lors, Vladimir Oulianov est engagé dans le mouvement révolutionnaire : exclu de l'université de Kazan à la fin de 1887, il participe aux cercles clandestins de la même ville qui étudient le marxisme. Il commence à se heurter à la génération des populistes (narodniki en russe), qui sont nombreux à être exilés dans la région.
1.1. Premiers écrits politiques
En 1891, il passe les examens de la faculté de droit de Saint-Pétersbourg et obtient brillamment un diplôme d'avocat qui l’autorise à plaider à partir de juillet 1892. À Saint-Pétersbourg – ville déjà fortement industrialisée (usine Poutilov) – le populisme a cédé la place au marxisme, auquel Gueorgui Plekhanov contribue à donner un grand prestige. Vladimir Oulianov y participe à l'instruction des cercles ouvriers à partir de 1894. Ses premiers textes politiques (sur le paysannat, sur l'économie), écrits en 1893, ne seront publiés qu'après sa mort. Il publie en 1894 Ce que sont les « Amis du peuple » et comment ils luttent contre les sociaux-démocrates, dirigé contre les populistes. À l'image de ses mots d'ordre et de sa doctrine, et aussi des affrontements de l'époque, son style est volontiers polémique, d'une ironie parfois féroce : il cherche à la fois à disqualifier des concurrents, souvent présentés comme des ennemis, et à mobiliser des militants en sa faveur lors des luttes acharnées entre organisations révolutionnaires rivales.
Outre la critique du populisme, il commence à attaquer les « marxistes légaux », qui refusent les conséquences révolutionnaires du marxisme, et les économistes, qui ne visent que l'amélioration de la condition économique de la classe ouvrière. En 1895, il passe l'été en Suisse, où il établit le contact avec le groupe de Plekhanov. Il rencontre Karl Liebknecht à Berlin et Paul Lafargue à Paris.
1.2. L'Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière
À la fin de 1895 est créée l'Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière, qui rassemble les groupes locaux russes et le groupe Plekhanov. Vladimir Oulianov pousse à la création d'un nouveau type de militant, le révolutionnaire professionnel spécialisé. Mais, le 21 décembre 1895, les créateurs de l'Union sont arrêtés : Vladimir Oulianov est emprisonné. Par chance, il a droit à un régime libéral qui lui permet de correspondre avec l'extérieur, notamment avec sa collaboratrice, rencontrée en 1894, Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, alors étudiante. En février 1897, il apprend sa déportation pour trois ans en Sibérie.1.3. Déporté en Sibérie (1897-1900)
Installé à Chouchenskoïe, dans le gouvernement d'Ienisseï, il est rejoint par sa mère et par Nadejda Kroupskaïa. Pour avoir le droit de vivre avec lui, cette dernière l'épouse le 22 juillet 1898. Vladimir Oulianov achève alors son ouvrage, commencé à la prison de Saint-Pétersbourg, sur le Développement du capitalisme en Russie, puis il rédige la brochure les Tâches des sociaux-démocrates russes. Dans le premier de ces ouvrages, il soutient qu'en additionnant les ouvriers de la grande industrie et les salariés agricoles, son pays compte 50 millions de prolétaires et semi-prolétaires. Cette image de la classe ouvrière présentant celle-ci comme la force dominante de la société russe (alors que les statistiques officielles recensent seulement 2 millions d'ouvriers pour 128 millions d'habitants, en 1897) est appelée à légitimer la voie révolutionnaire et à confirmer la thèse de l'auteur ; selon lui, l'économie russe a subi des transformations économiques majeures : la pénétration du capitalisme y est irréversible, comme le montre le triomphe des lois du marché dans l'agriculture.
Dès lors, il est absurde d'envisager – à la façon des courants slavophiles ou populistes – une spécificité russe qui justifierait le choix d'un développement particulier, différent de celui de l'Europe occidentale. Au contraire, pour Oulianov, la Russie ne peut se passer de l'étape du capitalisme industriel, malgré l'importance du secteur agricole. Ce qui freine dans ce pays le développement capitaliste et l'essor de la civilisation, c'est l'autocratie en tant que régime politique et rapport social profondément ancré dans toute la société. La bourgeoisie russe, quant à elle, est incapable de libéraliser le régime et – contrairement à ses homologues de France ou de Grande-Bretagne –, elle ne conduit pas le processus de modernisation. Le sol russe reste encombré d'institutions et de groupes sociaux moyenâgeux.
Déporté politique, Vladimir Oulianov organise par une caisse d'entraide la solidarité avec les déportés ouvriers de droit commun. Il renseigne les paysans pauvres sur leurs droits face aux paysans riches, les koulaks. Le 10 février 1900, il quitte la Sibérie, sa peine expirée.
2. L'instauration du bolchevisme (1900-1905)
2.1. L'exil et la création de l'Iskra
La mère de celui qui prend, en 1901 pour la première fois dans un article de la revue Zaria, le pseudonyme de Lénine (l'« homme de la Lena » du nom d'un fleuve de Sibérie) tente d'obtenir pour lui une résidence près d'un grand centre urbain. Mais la police signale aussitôt Oulianov comme le principal personnage révolutionnaire russe. Le 28 juillet 1900, Lénine quitte la Russie et se rend en Suisse auprès de Plekhanov. L'exil commence.
Plekhanov et le groupe d'émigrés occidentalisés qui l'entoure sont très éloignés de la réalité du mouvement révolutionnaire russe : marxistes classiques, ils n'imaginent pas de révolution possible dans ce pays arriéré. Lénine, au contraire, analyse déjà la tâche du prolétariat russe en fonction de la violence des contradictions accumulées par le régime tsariste. La Russie peut être le maillon le plus faible de la chaîne capitaliste.
Les deux hommes décident cependant de créer ensemble un journal légal pour coordonner et discipliner le mouvement. Plekhanov apporte son prestige et l'argent de la caisse social-démocrate. Il s'assure la majorité au comité de rédaction. Le titre du journal est Iskra (l'Etincelle). La rédaction s'installe à Leipzig, puis à Munich, et le premier numéro paraît en décembre 1900 avec un éditorial de Lénine sur les tâches du mouvement. En 1902, la rédaction, menacée par la police, déménage à Londres, où Trotski la rejoint. Lénine travaille au British Museum, discute avec les travaillistes et les ouvriers anglais.
Les divergences avec Plekhanov s'aggravent. Celui-ci, resté à Genève, crée une revue spéciale sur les questions philosophiques, l'Aube. Lénine refuse la distinction entre un journal ouvrier limité aux questions immédiates de la condition des travailleurs et un organe théorique d'intellectuels. Il veut faire connaître les questions de politique et d'organisation aux masses les plus larges. Il continue la critique des actes de terrorisme individuels ; il assure, grâce à l'immense travail de secrétariat accompli par sa femme Nadejda Kroupskaïa, la centralisation des informations en provenance de Russie.
Le réseau de distribution de l'Iskra est d'une infinie complexité (de Londres à Kiev ou à Odessa, ou même par le Grand Nord, jusqu'à Saint-Pétersbourg).
2.2. Scission entre bolcheviks et mencheviks
Après le Ier Congrès symbolique du parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) à Minsk (1898) auquel Lénine, déporté à l’époque en Sibérie, n’a pu assister, l'essentiel du travail de Lénine vise à la préparation du IIe Congrès, qui se tient en juillet-août 1903, d'abord à Bruxelles, puis à Londres.
Une cinquantaine de délégués adoptent le programme rédigé par Plekhanov et Lénine, où figure pour la première fois dans l'histoire d'un parti social-démocrate le mot d'ordre de dictature du prolétariat. Mais la bataille essentielle du Congrès se déroule sur la question des statuts : Lénine propose que ne soit membre du parti que celui qui « participe personnellement à l'une de ses organisations ».
L'autre tendance, dirigée par Iouli Ossipovitch Zederbaum dit L. Martov propose une formule plus souple, plus proche de la tradition des divers cercles du mouvement russe. La tradition de l'intelligentsia s'oppose à la nouvelle conception d'un parti avant-garde disciplinée de révolutionnaires professionnels qui jouent un rôle dirigeant. Pour Lénine, la lutte des classes est moins l'effet de transformations sociales spontanées que le résultat de l'action délibérée du parti : c'est celui-ci qui guide le prolétariat en lui donnant la force que les ouvriers, dispersés, ne possèdent pas, et qui leur communique la vérité.
Le départ du Congrès des délégués du Bund (parti socialiste d'ouvriers juifs) et des économistes donne la majorité à Lénine : sa fraction, qui prend alors le nom de bolchevik (majoritaire), désigne un comité de rédaction et un comité central, où elle détient le pouvoir contre l'autre fraction, dite menchevik (minoritaire). C'est le début de la grande querelle.
Dès après le Congrès, Plekhanov, conciliateur, obtient un changement de majorité au comité de rédaction, d'où Lénine est bientôt exclu. Ce dernier reprend alors les liens avec les groupes bolcheviks de Russie et lance en janvier 1905 son propre organe, V period (En avant).
3. La clarification révolutionnaire (1905-1912)
3.1. Le principe du centralisme bureaucratique
Le 22 janvier 1905, le tsar fait mitrailler une manifestation d'ouvriers ; c'est le Dimanche rouge. Lénine pressent la crise révolutionnaire et obtient la convocation d'un congrès du parti, qui se réunit à Londres en avril 1905. En fait, seuls les bolcheviks y participent. La coupure entre les groupes de l'intérieur, en majorité bolcheviks, et l'émigration (en majorité menchevik) semble totale.
Certes, la conception centraliste de Lénine est fortement attaquée au sein de la IIe Internationale par le groupe révolutionnaire de Rosa Luxemburg, qui en dénonce les dangers bureaucratiques. Mais l'organisation bolchevik compte 8 000 militants en Russie, implantés dans la plupart des centres industriels.
En juin 1905 éclate la révolte du Potemkine, en octobre la grève générale. Le tsar est contraint de publier un manifeste octroyant au pays les libertés fondamentales et un Parlement. Mais les masses ouvrières se sont organisées dans une nouvelle forme de pouvoir, les soviets des délégués ouvriers. Les bolcheviks, attachés à la clandestinité, n'y joueront au début qu'un rôle secondaire. À l'inverse, Trotski, qui s'oppose aux thèses de Lénine, sera président du soviet de Saint-Pétersbourg.
Poussé par le mouvement, l'appareil bolchevik se modifie ; les responsables sont élus et de nombreuses fusions avec les comités mencheviks se produisent. En décembre 1905, à Tampere, en Finlande, une conférence bolchevik se réunit. À la même époque, la révolte du soviet de Moscou est noyée dans le sang. La conférence décide, contre l'avis de Lénine, de boycotter les élections à la douma (l'assemblée législative) ; quelques jours plus tard, Lénine et Martov se mettent d'accord pour la réunification des deux tendances du parti, qui se produit au congrès de Stockholm en avril 1906. Les mencheviks sont majoritaires au congrès, mais les bolcheviks, organisés en tendances, inspirent le journal Le Prolétaire. Au congrès de Londres (mai 1907), les bolcheviks reprennent la majorité et introduisent le principe du centralisme démocratique.
3.2. Lénine à Paris (1908-1912)
Lénine, après un séjour à Saint-Pétersbourg en novembre 1905, avait regagné l'étranger. C'est à Genève, en février 1908, qu'il entreprend la rédaction de Matérialisme et Empiriocriticisme (paru en 1909). À partir de décembre 1908, il vit à Paris, où il traverse une période très difficile, tant financièrement que politiquement. C'est à Paris que se tient la cinquième conférence du parti ouvrier social-démocrate de Russie, où Lénine continue à s'opposer au boycottage des élections, qui se traduit maintenant par l'otzovizm, c'est-à-dire le rappel par le parti de ses députés siégeant au Parlement.
En fait, le POSDR semble au bord de la décomposition : les mencheviks développent le courant « liquidateur », qui se fixe désormais comme principal objectif l'installation de la démocratie bourgeoise en Russie. Plekhanov a rompu à la fin de 1908 avec les liquidateurs et s'allie avec Lénine : en 1910, une séance plénière du Comité central réalise une nouvelle fois une unification réclamée par Trotski, mais à laquelle Lénine ne croit guère. Dès le 11 avril, ce dernier écrit à Gorki : « Nous avons un bébé couvert d'abcès. » En août, à Copenhague, bolcheviks et mencheviks de la tendance Plekhanov s'unissent pour publier la Rabotchaïa Gazeta (Gazette ouvrière), illégale, et Zvezda (l'Étoile), légale.
Entre 1908 et 1912, la colonie social-démocrate émigrée se regroupe autour du parc de Montsouris à Paris. Lénine s'installe finalement au 4, rue Marie-Rose avec sa mère et sa femme. Il vit toujours très modestement, entre les promenades à bicyclette et les passages à l'imprimerie du journal. Il descend parfois à Montparnasse, mais il méprise la « pourriture de la révolution », l'esprit « montparno ». Il travaille beaucoup à la Bibliothèque nationale. Pour combattre l'idéologie mystique développée par Gorki dans sa retraite de Capri, il ouvre à Longjumeau, au printemps 1911, une école du parti.
4. La révolution en marche (1912-1917)
4.1. Rupture définive entre bolcheviks et mencheviks
En janvier 1912, une conférence du POSDR se réunit à Prague : le réveil du mouvement ouvrier en Russie annonce un renouveau. La conférence exclut les mencheviks « liquidateurs », place le parti sous la direction exclusive des bolcheviks, qui décident alors la publication d'un organe quotidien légal, Pravda (la Vérité), qui changera plusieurs fois de titre du fait des interdictions. Les mencheviks sont désormais dépassés ; les tentatives unitaires de Trotski seront vaines.
En 1912, le 1er mai, 400 000 ouvriers arrêtent le travail en Russie. En juin, Lénine se rend à Cracovie (Pologne), pour animer de plus près le travail en Russie. Aux élections à la quatrième douma (automne 1912), les députés bolcheviks ont plus d'un million de voix ouvrières (contre 200 000 aux mencheviks). En dépit des efforts de l'Internationale socialiste, la scission entre bolcheviks et mencheviks est totale.
La santé de Nadejda Kroupskaïa exige le déménagement du couple dans le village de Poronin, au pied des Hautes Tatras. Lénine y prépare un congrès du parti qui doit se tenir en été 1914, mais que la guerre rend impossible. Quand celle-ci éclate, il obtient un passeport pour la Suisse, d'où il assistera à l'effondrement de l'Internationale socialiste face à la guerre.
Au moment où éclate la guerre, les conceptions politiques des bolcheviks s'opposent à tout ce que le marxisme officiel enseigne en Russie comme dans l'Internationale : les bolcheviks refusent de considérer l'étape de la démocratie bourgeoise comme le but essentiel de la lutte à mener dans un pays arriéré. L'échec de 1905 a amené les mencheviks à rejoindre de fait le camp de la bourgeoisie libérale. Il a conduit Lénine à élaborer la théorie de la nécessité de l'alliance entre le prolétariat et la paysannerie pour établir une dictature révolutionnaire qui permettrait à son tour de soulever l'Europe industrialisée. En revanche, la question des soviets reste controversée parmi les bolcheviks. Le caractère spontané de ces assemblées leur paraît remettre en question la prééminence du parti.
4.2. « La guerre est le plus beau cadeau fait à la révolution » (Lénine, 1914)
Mais c'est sur la question de la guerre que le clivage entre Lénine et la social-démocratie traditionnelle va se cristalliser. Les grands partis de la IIe Internationale se solidarisent avec leurs gouvernements respectifs. Lénine, qui fait reparaître en Suisse, dès octobre 1914, l'organe central bolchevik le Social-Démocrate, écrit un manifeste dans lequel il souhaite la défaite de la monarchie tsariste : « La défaite de l'armée gouvernementale affaiblit ledit gouvernement, contribue à l'affranchissement des peuples opprimés par lui et facilite la guerre civile contre les classes dirigeantes. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne la Russie ». Il voit donc dans la guerre la chance de la révolution.L'appel à la paix
Pour transformer la défaite éventuelle du tsarisme en révolution, pour lutter contre le « social-chauvinisme », LénineEn savoir plus sur http://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Vladimir_Ilitch_Oulianov_dit_Lénine/129437#WUfAt4GzgzPjGEZw.99
En avril 1916, la conférence de Kienthal déclare qu'« il est impossible d'établir une paix solide dans une société capitaliste ». C'est l'esquisse de la IIIe Internationale. L'analyse théorique de l'impérialisme (l'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, écrit au printemps 1916, publié en 1917) s'accompagne de l'affirmation que le développement inégal du capitalisme peut permettre la victoire du socialisme d'abord en Russie, alors même que les grands États capitalistes occidentaux resteraient sous la domination bourgeoise.
Le contexte russe
En Russie, l'organisation bolchevik a été décapitée par l'arrestation des députés et du bureau russe du Comité central à la fin de 1914. Mais, en 1916, le tsarisme est discrédité. Le rôle de Raspoutine auprès du tsar, le désastre militaire, la crise économique de l'hiver 1916-1917 sonnent le glas du régime.
Lénine analyse les conditions d'une possible révolution : outre « la répugnance des couches inférieures à voir encore baisser leur niveau de vie », il faut, pour provoquer une révolution, « que les couches supérieures se trouvent dans l'impossibilité de continuer à gérer de la même façon le pays et son économie ». C'est le cas en Russie. Mais, « si l'oppression des couches inférieures et la crise des couches supérieures pourrissent le pays, elles ne sauraient susciter une révolution en l'absence d'une classe révolutionnaire capable de transformer la condition passive des opprimés en indignation et en révolte active ». C'est là qu'est le rôle des bolcheviks.
5. La prise du pouvoir (1917)
5.1. Les Thèses d'avril
En mars 1917, Petrograd (nouveau nom de Saint-Pétersbourg depuis 1914) se révolte. Comme en 1905, un soviet se forme, composé d'ouvriers, de soldats et de paysans. Mais il est dominé par les mencheviks et les sociaux-révolutionnaires, qui font confiance à un Gouvernement provisoire constitué par les bourgeois libéraux sous la direction du prince Lvov, qui s'est adjoint le socialiste Aleksandr Kerenski. Le gouvernement libère les détenus politiques, promulgue une amnistie et la liberté des nationalités et des syndicats. Mais il maintient les alliances du tsarisme à l'étranger et continue la guerre.Ralliement bolchevik au Gouvernement provisoire
Les bolcheviks hésitent face aux événements. Certes, alors que les mencheviks, encore majoritaires au Ier Congrès panrusse des soviets, soutiennent le pouvoir bourgeois, la Pravda, bolchevik, réclame dès le début de mars la fin de la guerre, mais se contente de demander la mise en place d'une république démocratique. La libération des dirigeants bolcheviks arrêtés entraîne le ralliement de la majorité bolchevik à un soutien critique au Gouvernement provisoire, représentant la nécessaire étape bourgeoise.
Lénine, qui, dans ses Lettres de loin, a recommandé la constitution d'une milice ouvrière et la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, est alors minoritaire. Il lui faut revenir en Russie. Il obtient, à la suite de négociations entre Platten, un socialiste suisse, et l'ambassade d'Allemagne de traverser ce pays dans un wagon « exterritorialisé » ; l'Allemagne croit ainsi favoriser la désorganisation de la défense russe.
Retour de Lénine en Russie
Le 16 avril, Lénine arrive à la gare de Petrograd. Dès son premier discours, il salue « la révolution russe victorieuse, avant-garde de la révolution prolétarienne mondiale ». Il développe les « Thèses d'avril » : le Gouvernement provisoire est un gouvernement impérialiste et bourgeois, et il est impossible de terminer la guerre sans renverser le capital. Il faut que les soviets soient le lieu d'où sortira le nouveau pouvoir, qui appliquera les mesures bolcheviks : nationalisation de la terre, fusion des banques en une grande banque nationale, contrôle des soviets sur la production et la distribution. Enfin, Lénine propose l'abandon du terme social-démocrate et l'adoption de celui de communiste.
Beaucoup de bolcheviks, dont Zinoviev et Kamenev, s'opposent aux Thèses d'avril, qui paraissent dans la Pravda sous la seule responsabilité personnelle de Lénine. Ce dernier multiplie les meetings, les réunions avec les ouvriers et les soldats. Avec un programme simple, « le pain, la terre et la paix », il envisage la poursuite du mouvement révolutionnaire. Il obtient enfin l'adoption de ses thèses par la majorité des bolcheviks au cours de la conférence d'avril du POSDR. La plupart des petits groupes indépendants se rallient à leur tour au bolchevisme.
5.2. Derniers obstacles avant l'insurrection
Kerenski échoue dans la tentative d'offensive militaire du 1er juillet. Le 17 juillet, le peuple et la garnison de Petrograd se soulèvent, mais Lénine juge le mouvement prématuré. En effet, le gouvernement écrase le mouvement et arrête les leaders bolcheviks ; Lénine passe à la clandestinité, d'un appartement à un autre, puis s'enfuit en Finlande en août 1917. Cependant, l'unification a été réalisée entre les groupes ralliés au bolchevisme, et Trotski est entré au parti en juillet. Le Comité central élu, le 19 août, au VIe Congrès, comprend Lénine, Trotski, Zinoviev, Kamenev, Boukharine.
La tentative de coup d'État du général Kornilov contre le gouvernement Kerenski échoue grâce à la grève des cheminots, à la mobilisation de Petrograd et à la débandade des troupes. Par ses lettres des 25 et 27 septembre, Lénine met à l'ordre du jour la question de la prise du pouvoir par les bolcheviks. Là encore, la plupart des dirigeants bolcheviks s'opposent à lui. Ils veulent participer au « Préparlement », proposé par Kerenski en attendant la réunion de la Constituante. Trotski et Staline proposent le boycotter le « Préparlement », avec le soutien de Lénine. Ils sont minoritaires, et Lénine met en balance sa démission pour obtenir le boycottage et la décision d'insurrection.
5.3. L'insurrection
En dépit de l'opposition de Zinoviev et de Kamenev, les préparatifs militaires des bolcheviks commencent en octobre. C'est au milieu des discussions entre les fractions du Comité central, Trotski et Lénine d'un côté, Zinoviev et Kamenev de l'autre, que va se produire l'insurrection : non pas par une décision disciplinée et centralisée acquise de longue date, mais par l'initiative du comité militaire révolutionnaire.
Lénine, de retour à Petrograd, participe à la séance secrète du Comité central du 23 octobre ; le jour de l'insurrection y est fixé au 7 novembre (ou 25 octobre du calendrier russe), ce qui coïncide avec le IIe Congrès panrusse des soviets.
Lénine arrive à Smolnyï, quartier général des bolcheviks, dans la nuit du 6 au 7 novembre. Il rédige l'Appel aux citoyens de Russie, publié le 7 novembre par le soviet de Petrograd. Le 8 novembre, vers 2 heures du matin, le palais d'Hiver (siège du gouvernement) capitule. Le soir, Lénine déclare à la tribune du IIe Congrès panrusse des soviets, où les bolcheviks sont désormais majoritaires : « Maintenant nous abordons l'édification de l'ordre socialiste. »
Il vient de rédiger les décrets sur la terre (« la possession de la terre par les propriétaires fonciers est abolie immédiatement et sans contrepartie […] le droit de propriété privée sur la terre est supprimé à jamais ») ; il annonce la paix.
Pour en savoir plus, voir l'article révolution russe de 1917.
6. De Brest-Litovsk au communisme de guerre (1917-1921)
6.1. Le traité de Brest-Litovsk
Les bolcheviks ont pris le pouvoir dans l'isolement : dirigeants mencheviks et socialistes révolutionnaires ne les soutiennent pas et rallient l'opposition bourgeoise. L'économie est sérieusement atteinte, et la guerre avec l'Allemagne n'est pas encore terminée.
Les soviets sont l'organe du pouvoir. Le comité exécutif du Congrès des soviets choisit le Conseil des commissaires du peuple, dont Lénine est le président. En mars 1918, le parti ouvrier social-démocrate de Russie deviendra parti communiste (bolchevik), et, en juillet 1918, le Ve Congrès des soviets ratifiera la première Constitution soviétique.
Les négociations d'armistice avec l'Allemagne avaient commencé à Brest-Litovsk en décembre 1917. L'armistice est signé le 15 décembre ; il accorde, outre le maintien du statu quo territorial, le droit aux relations entre soldats russes et soldats allemands. La propagande bolchevik peut se développer.
Mais l'Allemagne reprend l'offensive en février 1918. En dépit de l'opposition de Boukharine et d'une partie du Comité central, Lénine exige la paix, alors que les conditions allemandes sont extrêmement dures : la Russie perd le quart de son territoire. Le traité de Brest-Litovsk est signé le 3 mars 1918. La discussion sur la paix a durement ébranlé le parti.
6.2. L'Internationale communiste
Pour exporter la révolution dans le monde, Lénine fonde, en 1919, l'Internationale communiste ou IIIe Internationale (en russe Komintern). Mais l'échec des mouvements révolutionnaires en Europe l'amène à se consacrer à la construction du socialisme en Russie.6.3. La guerre civile et la terreur (1918-1920)
Au cours de l'été 1918, la guerre civile s'étend, et les anciens alliés du tsar interviennent. Une armée tchèque sous commandement français envahit la Sibérie ; Anglais et Français attaquent par la mer Blanche et la mer Noire. La tuerie et le chaos dureront jusqu'en 1920 (→ défaite d'Aleksandr Koltchak).
La guerre civile a entraîné la « terreur rouge ». C'est la Tcheka, créée en décembre 1917 et dirigée par Feliks Djerzinski, qui exerce la fonction répressive. Pour Lénine : « Il est indispensable de prendre des mesures urgentes pour combattre les contre-révolutionnaires et les saboteurs. » Après l'attentat du 30 août 1918 (au cours duquel il est blessé au cou d'une balle de revolver), Lénine affirme : « Ceux qui espèrent une révolution sociale » propre « l'espèrent en vain ».
6.4. Le communisme de guerre
Le VIIIe Congrès du parti, réuni en mars 1919, réorganise son fonctionnement, avec un Bureau politique et un Comité central, et la création d'un bureau d'organisation. La politique du « communisme de guerre » entraîne la mobilisation et le contrôle de toutes les ressources du pays : le commerce privé disparaît. Trotski propose la militarisation du travail (décembre 1919) ; il obtient d'abord le soutien de Lénine, mais les formes de plus en plus autoritaires que prend cette militarisation entraînent son abandon en novembre 1920.
En mars 1921, la question syndicale est au centre du Xe Congrès du parti. Lénine refuse l'égalitarisme et le contrôle ouvrier à la base, proposé par l'opposition ouvrière d'Aleksandra Kollontaï. Il maintient le contrôle du parti sur les organisations ouvrières, mais assure leur indépendance face à un État qu'il définit alors comme un « État ouvrier et paysan à déformation bureaucratique ».
La répression intérieure contre les socialistes révolutionnaires et les anarchistes, l'échec de la révolution européenne (défaite des communistes allemands) entraînent l'isolement et le durcissement du pouvoir bolchevik : Lénine est à la tête d'un État dont les conditions de survie sont précaires.
7. La NEP et le renforcement de l'appareil (1921)
7.1. L'insurrection de Kronchtadt
Avec la guerre civile, l'économie russe s'est effondrée. En 1921, la crise touche à son point maximal avec l'insurrection de Kronchtadt, où est alors basée la flotte russe.
La propagande bolchevik proclame que les gardes blancs (adversaires de la révolution) sont les vrais responsables de l'insurrection qui éclate au début de mars dans la flotte et dans la ville. Lénine assure : « Ce ne sont pas des gardes blancs, mais ils ne veulent pas non plus de notre régime. » Il craint que les marins ne servent, en fait, de couverture aux forces contre-révolutionnaires.
Kronchtadt est reprise par la force entre le 7 et le 18 mars. Quand Lénine affirmera que la répression est allée trop loin, il est trop tard : la coupure entre la tradition anarchisante et le jeune pouvoir soviétique est définitive.
7.2. La nouvelle politique économique (NEP)
Au nom du marxisme-léninisme, Lénine établit une dictature reposant sur une idéologie d'État qui préconise la mobilisation permanente des masses. En 1921, il instaure le système du parti unique, tout en admettant la nécessité, sur le plan économique, d'un « repli stratégique » qui prend la forme de la NEP (→ Nouvelle politique économique).
La NEP adoptée par le Xe Congrès en 1921 vise à mettre fin aux tensions qu'a révélées l'insurrection de Kronchtadt : c'est la fin des mesures de réquisition, le rétablissement de la liberté du commerce, le retour à l'économie monétarisée, la tolérance d'une industrie privée de petite taille. Lénine explique le compromis réalisé alors par la nécessité d'obtenir l'appui de la majorité paysanne de la population.
7.3. Tensions au sein et autour du parti
Le Xe Congrès est aussi marqué par la montée de l'appareil du parti : Lénine attaque avec violence l'« opposition ouvrière » d'Aleksandra Kollontaï en déclarant que toute déviation anarchisante dans un pays à majorité paysanne et à faible classe ouvrière est trop dangereuse pour pouvoir être tolérée au sein du parti. L'une des motions finales du Congrès qu'il présente déclare l'appartenance à l'« opposition ouvrière » incompatible avec l'appartenance au parti. L'autre motion finale dénonce les « indices du fractionnisme ».
On peut penser que l'attitude de Lénine est justifiée par des circonstances graves ; il réaffirme d'ailleurs au même moment la nécessité d'action fractionnelle la plus vigoureuse « en cas de nécessité absolue », et il combat vigoureusement la proposition qui vise à interdire l'élection au Comité central sur des plates-formes différentes. Les lendemains du Congrès voient le nouveau secrétariat accroître son pouvoir. Le Bureau politique détient désormais la puissance qui revient en droit au Comité central. Une purge du parti est organisée.
Certes, Lénine est conscient de la bureaucratisation qui menace le parti. Mais il croit à la possibilité de redresser la tendance par des commissions de contrôle et, plus encore, par l'inspection ouvrière et paysanne en laquelle il met le plus grand espoir. Mais, de fait, cette inspection est une émanation de l'appareil du parti et est placée sous la direction de Joseph Staline. À la suite du XIe Congrès du parti, Staline devient secrétaire général en avril 1922.
7.4. Face aux revendications nationales
Par ailleurs, Lénine voit dans les revendications nationales un facteur de dissolution de l'Empire russe. Il existe, en effet, dans l'Empire russe des partis révolutionnaires par nationalité (polonais, letton), mais Lénine souhaite, au nom de la « volonté unique », une organisation centralisée et non pas fédérative du parti : il s'oppose spécialement au Bund, qui regroupe les ouvriers juifs.
Cependant, lors de la guerre de 1914, il a proclamé qu'il faut rendre aux peuples le droit à disposer d'eux-mêmes. Ainsi Lénine s’est distingué à la fois de ceux qui, comme Rosa Luxemburg, considèrent que les revendications nationales sont toujours bourgeoises et de ceux, comme les austromarxistes d'Otto Bauer, qui préconisent l'« autonomie culturelle » des nations et considèrent que le sentiment national n'est pas incompatible avec l'internationalisme.
Une fois au pouvoir, et alors que Staline a été nommé commissaire du peuple aux Nationalités, les bolcheviks s’engagent néanmoins dans une politique brutalement centralisatrice (invasion de la Géorgie en 1921).
8. Les dernières années (1922-1924)
Depuis août 1918, Lénine est malade. À la fin de 1921 apparaissent les symptômes de l'artériosclérose ; Lénine se retire aux environs de Moscou ; à partir de 1922, il ne pourra plus travailler que par à-coups. Le 26 mai 1922, il est frappé d'une attaque. D'octobre à décembre, il reprendra ses activités, mais il sera de nouveau immobilisé à partir du 16 décembre.
Il avait déjà affirmé devant le VIIIe Congrès : « L'inculture de la Russie avilit le pouvoir des soviets et recrée la bureaucratie. » En 1920, 1921 et 1922, il répète souvent que l'appareil d'État soviétique a hérité de l'appareil tsariste. Il écrit à propos du poème de Maïakovski Ceux qui n'en finissent pas de siéger : « Notre pire ennemi, notre ennemi intérieur : le communiste bureaucrate. »
Mais Lénine reste attaché à l'idée que le parti est le légitime représentant de la dictature du prolétariat. Il en est dès lors réduit à imaginer des remèdes internes à la bureaucratie qui restent inefficaces.
8.1. Le testament de Lénine
C'est au moment où la maladie le rend à moitié paralysé qu'il prend conscience du danger principal : il dicte à la fin du mois de décembre une lettre qui est considérée comme son testament. Elle prévoit le conflit entre Staline et Trotski. Dans les jours qui suivent, Lénine apprend par quelles méthodes de répression Staline et le bureau d'organisation ont brisé le parti communiste géorgien. Il traite alors Staline de « brutal argousin grand-russe ». Puis, le 4 janvier, il écrit un post-scriptum à sa lettre du Congrès où il demande au comité de « réfléchir aux moyens de remplacer Staline à son poste ». En public, il attaque par deux articles, à la fin de janvier et au début de février, l'appareil d'État et le parti.
À la suite d'un incident entre Staline et Nadejda Kroupskaïa, Lénine est amené à envoyer une lettre de rupture à Staline le 6 mars. Mais, le 9 mars, sa troisième attaque le prive définitivement de la parole. Malgré une courte rémission en été 1923, Lénine meurt le 21 janvier 1924 après avoir fêté Noël avec les enfants du village dans le manoir de Gorki.
En dépit des protestations de N. Kroupskaïa, le culte de Lénine commence : Petrograd est débaptisé et devient Leningrad. Zinoviev déclare : « Lénine est mort, mais le léninisme est vivant », inventant ainsi un concept que Lénine avait toujours refusé. Le célèbre testament, lu au cours du XIIIe Congrès du parti (23-31 mai 1924), n'est pas rendu public : ce texte restera secret jusqu'à sa révélation par Khrouchtchev au XXe Congrès (1956).
Extrait du « testament de Lénine »
« Staline est trop brutal, et ce défaut, parfaitement tolérable dans notre milieu et dans les relations entre nous, communistes, ne l'est plus dans les fonctions de secrétaire général. Je propose donc aux camarades d'étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste et pour nommer à sa place une autre personne qui n'aurait en toutes choses sur le camarade Staline qu'un seul avantage, celui d'être plus tolérant, plus loyal, plus poli et plus attentif envers les camarades, d'humeur moins capricieuse, etc. Ces traits peuvent sembler n'être qu'un infime détail. Mais, à mon sens, pour nous préserver de la scission, et tenant compte de ce que j'ai écrit plus haut sur les rapports de Staline et de Trotski, ce n'est pas un détail, ou bien c'en est un qui peut prendre une importance décisive. » (4 janvier 1923.)9. Lénine fondateur du bolchevisme
9.1. L'État
En 1899, Lénine a publié sa première grande œuvre, le Développement du capitalisme en Russie qui doit servir à la critique des théories populistes. En 1917, il rédige son ouvrage essentiel sur la question de l'État, l'État et la Révolution (paru en 1918). Il y réaffirme l'analyse marxiste, montrant que l'État n'est pas au-dessus des classes, mais une machine au service d'une classe contre une autre.
Il y aborde la question de la destruction de l'État capitaliste et du type d'État qu'édifie le prolétariat pour lutter contre la contre-révolution bourgeoise : « En d'autres termes, nous avons en régime capitaliste l'État au sens propre du mot, une machine spéciale de répression d'une classe par une autre, et, qui plus est, de la majorité par la minorité […]. Il ne saurait être question de supprimer d'emblée, partout et complètement la bureaucratie. C'est une utopie. Mais briser tout de suite la vieille machine administrative, pour commencer sans délai à en construire une nouvelle, qui permettrait de supprimer graduellement toute bureaucratie, […] c'est la tâche directe, immédiate, du prolétariat révolutionnaire […]. Nos premières mesures […] conduisent d'elles-mêmes au » dépérissement « graduel de toute bureaucratie, à l'établissement graduel d'un ordre (ordre sans guillemets et qui ne ressemble point à l'esclavage salarié), d'un ordre où les fonctions de plus en plus simplifiées de surveillance et de comptabilité seront remplies par tous à tour de rôle, pour devenir ensuite une habitude et disparaître enfin en tant que fonctions spéciales d'une catégorie spéciale de personnes. »
9.2. Le parti
L'essentiel de l'œuvre de Lénine porte sur l'édification de l'instrument révolutionnaire qu'est le parti bolchevik. En 1902, Que faire ? – qui reprend le titre du roman de Tchernychevski expose sa conception d'un parti centralisé avant-garde du prolétariat. Dans cet ouvrage, il critique les économistes qui abandonnent le terrain politique à la seule bourgeoisie : « La conscience politique de classe ne peut être apportée à l'ouvrier que de l'extérieur, c'est-à-dire de l'extérieur de la lutte économique, de l'extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons […]. C'est pourquoi à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ? on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent les praticiens, sans parler de ceux qui penchent vers l'économisme, à savoir : » aller aux ouvriers « […]. En Russie, la doctrine théorique de la social-démocratie surgit d'une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes. »
Dans Un pas en avant, deux pas en arrière (1904), Lénine analyse la scission entre bolcheviks et mencheviks, et s'explique sur sa conception rigide du parti : « Voilà où le prolétaire qui a été à l'école de l'usine peut et doit donner une leçon à l'individualisme anarchique […]. L'ouvrier conscient sait apprécier ce plus riche bagage de connaissances, ce plus vaste horizon politique qu'il trouve chez les intellectuels. Mais, à mesure que se forme chez lui un véritable parti, l'ouvrier conscient doit apprendre à distinguer entre la psychologie du combattant de l'armée prolétarienne et celle de l'intellectuel bourgeois, qui fait parade de la phrase anarchiste ; il doit apprendre à exiger l'exécution des obligations incombant aux membres du parti – non seulement des simples adhérents, mais aussi des gens d'en haut. »
Enfin, en 1920, Lénine publie le Gauchisme : maladie infantile du communisme. Il y attaque le refus du compromis politique, qu'il estime parfois nécessaire et défend la nécessité de la discipline du parti : « Rejeter les compromis en principe, nier la légitimité des compromis en général, quels qu'ils soient, c'est un enfantillage qu'il est même difficile de prendre au sérieux […]. Nier la nécessité du parti et de la discipline du parti, voilà où en est arrivée l'opposition. Or cela équivaut à désarmer entièrement le prolétariat au profit de la bourgeoisie. Cela équivaut précisément à faire siens ces défauts de la petite-bourgeoisie que sont la dispersion, l'instabilité, l'inaptitude à la fermeté, à l'union, à l'action conjuguée, défauts qui causeront inévitablement la perte de tout mouvement révolutionnaire du prolétariat, pour peu qu'on les encourage […]. Celui qui affaiblit tant soit peu la discipline de fer dans le parti du prolétariat (surtout pendant sa dictature) aide en réalité la bourgeoisie contre le prolétariat. »
9.3. Léninisme et marxisme
Le léninisme se présente comme une étape du marxisme, dont il produit les principes de la pratique politique repris comme base par les partis communistes et les États socialistes héritiers de la IIIe Internationale. De l'héritage de Lénine, on retiendra d'abord la nécessité que la lutte soit conduite par un parti dirigeant.
Ce postulat est-il marxiste et, si même Marx ne l'a pas formulé, est-il présent « en creux » dans son œuvre ? C'est un fait que Marx n'a pas laissé une « politique » entendue comme principes d'organisation, d'intervention et d'analyse de la conjoncture historique. Et cela tient à un refus de la politique entendue comme stratégie d'un état-major dirigeant ses troupes.
La révolution, selon Marx, est l'émancipation du prolétariat par lui-même, abolissant les rapports politiques de dirigeants à dirigés. Lénine a pu fonder une politique en réintroduisant le rapport entre avant-garde dirigeante et masses dirigées. Les analyses de Lénine prennent leur départ dans son projet politique.
Elles ont pour objet de répondre à des questions que Marx ne se posait pas en ces termes : quel est le point le plus faible de la chaîne impérialiste mondiale ? Comment utiliser les divergences de l'adversaire pour nouer des alliances ? Où, quand et comment intervenir pour pousser le mouvement des masses jusqu'à la prise du pouvoir ?
L'objectif essentiel des analyses marxistes était de donner aux masses en lutte la connaissance scientifique dont elles ont besoin, sans idée de direction. Lénine raisonne en stratège et en tacticien de la révolution, et Marx en tant que partie prenante dans l'émancipation du prolétariat par lui-même. Le léninisme ne fait pas état de cette différence de point de vue, mais il donne amplement ses raisons de confier la lutte à un parti dirigeant. Marx avait déjà montré que la classe ouvrière combat d'abord pour des revendications accessibles dans le cadre du système, qu'elle est, de ce fait, toujours menacée par le réformisme, qu'elle est soumise à l'idéologie de la classe dominante. Lénine tire de ces considérations la nécessité d'un parti d'avant-garde, représentant et guide d'un prolétariat qui ne peut pas, dans sa masse, accéder à l'organisation et à la conscience révolutionnaires ; Marx estime que les circonstances et sa propre lutte contraindront le « prolétariat à s'organiser en classe et en parti politique », à acquérir la conscience de soi. Avec la IIIe Internationale et ses divers héritiers, le parti de la classe ouvrière est le représentant de ses intérêts ; il la dirige et parle en son nom.
Du point du vue de Marx, la révolution n'a de sens que si elle est voulue et faite consciemment par la masse du prolétariat « organisé en parti ». Du point de vue de Lénine, le parti d'avant-garde peut utiliser toutes les occasions, forcer les étapes de l'histoire et la faire accoucher avant terme d'une révolution.
Cette conception l'a emporté contre les critiques de gauche parce qu'elle ouvrait le chemin le plus court vers la prise du pouvoir, et aussi parce qu'elle correspondait au besoin des masses de remettre leur pouvoir entre les mains d'une autorité. Au regard de ce réalisme-là, le projet marxiste d'une révolution où le prolétariat prend et exerce lui-même la totalité du pouvoir (« l'émancipation du prolétariat sera l'œuvre du prolétariat lui-même ») devait paraître renvoyé à trop long terme, voire utopique.
Il reste que, pour vaincre, le léninisme avait reproduit la séparation entre dirigeants et dirigés, entre les travailleurs et le pouvoir, séparation que le socialisme voulait abolir et que le stalinisme porta à son comble.