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« Linh Tho », les oubliés de l’Indochine française



On les appelle les « Linh Tho », littéralement « travailleurs soldats ». Derrière cet euphémisme se cache un chapitre largement oublié de l’histoire coloniale : celui de l’envoi, de force, de milliers de travailleurs indochinois en métropole, à la veille de la seconde guerre mondiale. Dans l’esprit des autorités françaises, il s’agit de remplacer, dans les usines, les ouvriers partis au front. Pour les entreprises et les administrations qui les emploieront, les 20 000 « travailleurs indigènes » représentent surtout une main-d’œuvre docile et quasiment gratuite.
A l’origine de ce petit album proposé par la maison d’édition la Boîte à Bulles, un banal reportage, en 2004, de Pierre Daum, alors correspondant régional du journal Libération à Montpellier. Alors qu’il traite, avec une désinvolture manifeste, un conflit social dans l’usine Lustucru d’Arles, il découvre, au hasard de la visite d’un musée, une photo, négligemment affichée dans un coin. Le cliché date de 1942 et montre deux paysans asiatiques repiquant du riz, dans un champ, en Camargue.


Pierre Daum déroule peu à peu le fil. Il part à la rencontre des anciens « Linh Tho » encore vivants. Ceux-ci lui racontent alors leur recrutement, volontaire ou forcé, dans les campagnes du Tonkin et de l’Annam, leur traversée en bateau jusqu’à Marseille, leurs premières nuits en métropole, enfermés dans la prison des Baumettes, comme des délinquants. Puis leur affectation, par le régime de Vichy, à différents travaux ingrats, dans l’industrie ou l’agriculture.

En Camargue, où la famille Pétain a des attaches familiales, une poignée se voit confier une mission particulière : la réintroduction de la riziculture, une tradition locale peu à peu tombée en désuétude. L’idée est de profiter du savoir-faire ancestral des paysans indochinois en la matière, à moindres frais, puisque les « Linh Tho » sont « loués » par l’Etat à des entreprises et ne perçoivent pas de salaire.


A travers les témoignages, des parcours de vies éclatés se dessinent. Après la guerre, certains Indochinois fondent une famille en métropole, obtiennent la nationalité française, d’autres sont rapatriés. Quelques-uns tentent, un vain, d’obtenir des réparations financières. Suivent des décennies de silence, jusqu’à ce que l’enquête de Pierre Daum ne les sorte de l’indifférence. Il leur a déjà consacré un livre, Immigrés de force (Actes Sud-Solin, 2009) et un documentaire (Riz amer, les Indochinois en Camargue).

L’album de bande dessinée qu’il en tire aujourd’hui permet d’ajouter à l’enquête un chapitre sur le devoir de mémoire effectué ces dernières années en leur direction. La subtilité des aquarelles de Clément Baloup, dessinateur né d’un père d’origine vietnamienne, offre au récit une éloquence mêlée de pudeur, rendant ainsi hommage, à sa manière, au pays de ses ancêtres.