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Cannabis : le kif du Rif, or vert du Maroc



Aux portes de l’Europe, dans les montagnes du nord du Maroc, le cannabis (ou kif, une fois séché) pousse comme du chiendent. On le cultive en famille et les autorités ferment les yeux : la survie de la région est à ce prix.  
A perte de vue, des centaines de cèdres bleus décimés. Des géants qui tutoyaient les cieux gisent à présent sur le sol. Ces images d’une forêt à l’agonie. Elles datent de l’automne 2020 mais cela fait des années que l’activiste marocain documente le massacre de la cédraie du mont Tidirhine. Une forêt qui était encore dense, il y a soixante-six ans, et où désormais nombre de troncs élancés ont été réduits à des moignons.
  • Les cèdres laissent place à la culture du chanvre au Maroc
Car les arbres disparaissent, peu à peu remplacés… par des plants de cannabis. Du haut de ses 2 456 mètres, le djebel dessine, avec d’autres sommets, la ligne de crête du Rif. Cette chaîne de montagnes s’étire de Tanger, sur la façade atlantique à l’ouest, jusqu’au fleuve Moulouya, à l’est. Entre ces deux extrémités, 500 kilomètres de plages sauvages, de criques secrètes, de falaises vertigineuses. Un paysage idyllique où, l’été venu, le parfum des pins se mêle aux embruns iodés. Et où, quoique prohibée par la loi, la culture du chanvre est tolérée pour garantir une forme de paix sociale, sur des terres réputées contestataires. On l’appelle ici kif, de l’arabe kayf, «plaisir», lorsqu’on le fume mélangé à du tabac noir. A 1 800 mètres d’altitude sur les flancs du mont Tidirhine, c’est le point culminant du massif du Rif, pays du cèdre… et du kif.»
Parfois, les feux de forêt répandent ici une odeur âcre de brûlé et des nuages de suie. En août 2019, quelque 500 hectares de pinèdes et 20 000 oliviers sont partis en fumée du côté de Tafersit, bourgade à soixante-dix kilomètres d’Al Hoceïma, la capitale du Rif. Combien de ces incendies ont-ils été allumés par des mains criminelles ? Nul ne le sait. Mais des soupçons se portent souvent sur les mêmes suspects : les semeurs d’herbe, avides d’étendre les surfaces cultivables. Après avoir éradiqué la majorité des forêts de chênes, les incendiaires s’attaquent aux cédraies.
Comment le Rif en est-il arrivé là ? «A la fin du XIXe siècle, le sultan Hasan Ier avait autorisé cette plante pour la consommation locale dans cinq hameaux autour de la petite ville de Ketama, répond Pierre-Arnaud Chouvy, géographe français spécialiste de la géopolitique des drogues. Il espérait sans doute contribuer ainsi à la pacification des tribus locales.» Après avoir forgé le destin de la région, sa décision fait manifestement encore jurisprudence autour de Ketama, où vivent environ 15 000 habitants, malgré divers dahir (décrets royaux) bannissant le cannabis au Maroc. L’herbe est même devenue ici une source de revenu essentielle. Selon le ministère de l’Intérieur marocain, la survie de 760 000 personnes, soit 2 % de la population du pays, dépend de cette activité (chiffres 2019).
  • Des cultivateurs initiés à la transformation de la résine de cannabis en haschisch
« Le cannabis est la seule plante qui daigne pousser ici », assure un cultivateur de Ketama, qui préfère taire son nom. C’est, il est vrai, l’une des rares qui s’accommodent des contraintes géographiques locales : un relief accidenté, un sol pauvre et érodé, des précipitations abondantes mais irrégulières, un faible recours à l’irrigation… Alors il s’est imposé. «Le seul à avoir jamais réussi à interdire le cannabis ici, c’est Abdelkrim el-Khattabi, l’illustre chef de guerre qui avait établi, entre 1921 et 1926, une éphémère république du Rif», explique Pierre-Arnaud Chouvy. Le « Vercingétorix berbère » considérait en effet sa culture et sa consommation contraires aux préceptes de l’islam. En 1959, trois ans après l’indépendance du Maroc, les habitants du Rif furent réprimés pour s’être soulevés contre un gouvernement qui les avait exclus. En représailles, leur région fut privée d’investissements quatre décennies durant. Et l’on détourna les yeux de leur moyen de subsistance… Dans les années 1960 et 1970, les hippies qui avaient découvert le Maroc et le chanvre vendu au souk entre des bottes de menthe et de persil, initièrent les paysans rifains à la transformation de cet «or vert» en haschisch, la résine de cannabis. Technique venue du Liban et d’Afghanistan. « C’est un Anglais qui nous a montré comment fabriquer le meilleur haschisch, poursuit le cultivateur anonyme. Sa femme était enceinte et a accouché ici. Ils ont appelé leur bébé Ketama. »
Dès lors, les feuilles de cannabis, jusqu’alors réduites en poudre et mélangées à du tabac dans le traditionnel sebsi, une longue et fine pipe de terre cuite et de bois, ont été supplantées par le haschisch roulé en joints. Jusqu’alors consommé localement, ce cannabis a commencé à s’exporter dans les années 1980. Une manne inespérée pour cette province pauvre, délaissée par le pouvoir central. En vingt ans, la région, avantageusement située aux portes de l’Europe, est devenue son grenier à kif. Et le Maroc s’est retrouvé parmi les principaux producteurs et exportateurs de haschisch dans le monde, selon les Nations unies.
La demande mondiale explosant, les zones de culture se sont en effet étendues au détriment des forêts. Sous la pression internationale, le royaume a dû intervenir. A partir de 2004, certains paysans ont eu la mauvaise surprise de voir leurs champs fauchés à la machette par des commandos de la gendarmerie royale, qui ont également utilisé des tracteurs pour arracher les plants ou des avions pour les réduire à néant par des épandages chimiques. Les cultures les plus accessibles, près des routes notamment, ont été impitoyablement détruites. Mais celles des régions les plus reculées ont échappé aux forces de l’ordre.
  • Des paysans peu payés par rapport au trafic que le haschich génère
Il ne faut pas s’imaginer que les paysans rifains et leur nombreuse progéniture mènent grand train. L’écart entre les revenus que génère le trafic et ceux que perçoivent les fermiers est abyssal, comme l’a constaté le photographe Hervé Lequeux, auteur des images de ce reportage effectué dans la région de Ketama. «Cela reste artisanal pour la majorité, qui travaille jusqu’à douze heures par jour mais vit chichement, dit-il. Toute la famille est sollicitée en fonction des tâches : les femmes comme les enfants, lesquels ratent l’école quand on a besoin d’eux. Souvent, c’est le jeune fils qui ramène l’âne chargé des tiges coupées. Ces paysans ont des tarifs imposés et ne profitent pas du tout de la manne de la transformation de la matière première qu’ils produisent.» Cédé au prix de gros environ soixante-dix centimes d’euro le gramme à Ketama, le haschich est ensuite revendu au détail entre deux et trois euros au Maroc et bien plus en Europe.
Hervé a partagé le quotidien d’Ahmed (qui préfère ne pas donner son nom de famille), un fermier qui dispose d’une vingtaine d’hectares exclusivement de cannabis du côté d’Azila, au pied du mont Tidirhine. Son herbe, c’est surtout la traditionnelle beldia, cultivée ici depuis des lustres, mais il réserve une petite parcelle de son champ à la critikal, une variété importée mise au point en laboratoire et fortement concentrée en THC (tétrahydrocannabinol), la substance du cannabis possédant des propriétés psychoactives. Lui ne consomme, du matin au soir, que la résine issue de la plante ancestrale. Les quintes de toux qui le secouent ? «C’est le kif qui les soigne», assure ce fumeur invétéré qui n’a aucun mal à gravir le sentier menant au toit du Rif qui surplombe son exploitation. Aujourd’hui, dans les villages, beaucoup d’hommes fument la résine, mais seuls les vieux continuent à mélanger feuilles de cannabis finement hachées et tabac dans leur sebsi.


Les régions pauvres du Rif, chaîne montagneuse qui s’étend sur 500 km entre Tanger à l’ouest et le fleuve Moulouya à l’est, cultivent le kif en profitant d’une tolérance ancienne, qui remonte au XIXe siècle et au sultan Mulay Hasan Ier.
A Azila, en septembre, des fagots de cannabis fraîchement récolté sèchent, pendus au toit et aux fenêtres de la quasi-totalité des maisons du village, au vu et au su de tous. Deux mois plus tard, les plants femelles qui, au moment de la floraison, se distinguent des mâles en produisant des têtes résineuses en forme de larmes remplies de cannabinoïdes, sont placés dans des tamis et frappés avec un bâton. Dans tout le village résonne alors le son de ces sortes de tambours que l’on bat pour extraire la résine qui sera ensuite compressée.
  • Sur certaines parcelles, la main-d’oeuvre est exclusivement féminine
Coiffées de chapeaux de paille à pompons typiques de la région et ceinturées de la traditionnelle fouta (pièce d’étoffe) à rayures blanches et rouges, elles fauchent les tiges à la serpe. «J’ai même vu une maman avec son bébé sur le dos parce qu’elle n’avait personne pour le garder», témoigne Hervé Lequeux. Quinze kilomètres plus loin, dans le bien nommé café Rotterdam, à Issaguen, cigarette ou joint au bec, les hommes sirotent le noussnous, un mélange de café et de lait. Tout se négocie dans les volutes de fumée : tarifs, quantités, modalités des transactions. Les femmes n’interviennent à l’étape de la commercialisation que lorsqu’elles n’ont pas le choix – et généralement parce que le chef de famille est en détention. «Environ 16 000 paysans condamnés sont en fuite dans les montagnes pour éviter de passer dix ans en prison», précise Khalid Tinasti, directeur de la Commission mondiale sur la politique des drogues, basé à Genève.

Kenza Afsahi, sociologue et maîtresse de conférences à l’université de Bordeaux, s’est intéressée à cette division du travail et à l’implication des femmes dans la culture du cannabis. «Les hommes, au gré des besoins de l’exploitation, les forment aux techniques de préparation des sols avant le semis, à celle du démariage [suppression des plants mâles pour éviter la pollinisation des plants femelles] et de la récolte, se réservant des stades de culture plus techniques comme l’irrigation et le traitement des plants, a-t-elle pu constater. Les femmes sont souvent cantonnées aux tâches les moins qualifiées, qui prennent le plus de temps.» Rôle qu’elles cumulent avec les autres corvées – la cuisine, la coupe du bois, l’approvisionnement en eau…

A la fin de l’été, lorsque débute la moisson du cannabis, la main-d’oeuvre afflue de plusieurs régions du Maroc, mais l’immense majorité des cultivateurs, qui survivent tout juste, n’ont pas les moyens d’embaucher ces saisonniers payés cent dirhams (dix euros) la journée de douze heures par les gros producteurs. Autour d’Azila, ces derniers sont deux ou trois, qui habitent les maisons les plus cossues. «Ils cultivent jusqu’à cent hectares gérés de manière professionnelle, a constaté Hervé Lequeux. Au milieu du champ, ils ont aménagé un énorme bassin de rétention alimenté par des pompes. On voit qu’ils ont les moyens car ils ont pu aplanir les terrains pour créer des cultures en terrasses.» Cette exploitation intensive affecte fortement les ressources en eau. Au sommet de la montagne, les arbres ont été abattus pour installer les conteneurs d’où part un réseau de tuyaux qui irriguent les champs en contrebas. Ils font pousser le cannabis du printemps à l’été. En septembre, les réserves sont épuisées et les cours d’eau, à sec.

Pour Abdelatif Adebibe, le dirigeant de la confédération des associations de Sanhaja du Rif, si rien n’est fait, la «guerre de l’eau» sera inévitable. Cet ardent défenseur de la nature accuse les importateurs et cultivateurs de graines hybrides comme la critikal, issues de croisements destinés à augmenter le taux de THC, introduites il y a une vingtaine d’années et particulièrement gourmandes en eau. Un cannabis ultrapuissant, dont la filière a des ramifications qui dépassent largement le Maroc. Le militant accuse : «Ceux qui contrôlent ce secteur-là viennent d’autres régions du pays et de l’étranger, et ils financent des gens d’ici ; ils restent cachés mais profitent de l’argent généré.» Khalid Tinasti, le directeur de la Commission mondiale sur la politique des drogues, confirme : «Le marché du Rif a totalement changé ces dix dernières années. La production n’est plus entre les mains de petits cultivateurs. Aujourd’hui, des capitaux illicites internationaux investissent directement au Maroc et maîtrisent toute la chaîne de production, jusqu’au trafic vers l’Europe.»
  • Une culture qui met en danger la faune et la flore
Cette monoculture change la face du Rif et représente un enjeu de santé publique au vu de la puissance psychotrope du cannabis produit, même si les conséquences sanitaires de la consommation régulière de kif par la population locale n’ont pas encore fait l’objet d’études spécifiques. Mais elle met aussi en péril la flore et la faune locales. En particulier le magot, aussi appelé macaque de Barbarie. Ce petit singe emblématique de la cédraie est menacé d’extinction en raison de la dégradation de son habitat. «Les exploitants choisissent les hauteurs car ils savent que la qualité de leurs plants y sera meilleure, explique l’activiste Abdellatif Adebibe. Ils abattent les cèdres pour planter des hybrides qui, en plus de nécessiter engrais et pesticides, sont plus gourmands en eau que les autres et doivent être impérativement arrosés. On est obligé de puiser de plus en plus profondément dans les nappes et il ne reste plus rien pour les habitants, les champs et le bétail en contrebas. Nous courons à la catastrophe.»
Aujourd’hui, la variété de cannabis la plus populaire dans le Rif est la khardala, hybride à l’origine peu claire. «Elle a remplacé la pakistana, qui avait un rendement médiocre, et finira par être elle-même supplantée par d’autres, comme la gaouriya ou la critikal dont le rendement et le taux de THC sont supérieurs», prévient la chercheuse Kenza Afsahi. Pour le géographe Pierre-Arnaud Chouvy, le kif d’antan posait moins de problèmes que ces nouvelles semences. «Il peut être cultivé en agriculture pluviale, même si l’irrigation lui est bien sûr bénéfique, remarque-t-il. Mais un hectare de beldia consommera toujours moins d’eau qu’un hectare de critikal.» Et le géographe de tirer la sonnette d’alarme : «A terme, c’est l’équilibre sociopolitique d’une région déjà fragile et contestataire qui est menacé.»
  • Le kif local profiterait-il d’un effet «terroir» ?
D’abord considérées comme une aubaine car elles produisaient trois à cinq fois plus à surface égale que la beldia, les nouvelles variétés de cannabis réclament un savoir-faire particulier. «Les cultivateurs se sont rendu compte que ces graines ne sont pas adaptées aux contraintes du Rif, tranche Abdellatif Adebibe. Il faut attendre la fin de l’été pour récolter et les températures sont alors trop basses pour que les feuilles sèchent correctement. Elles pourrissent…» Pour lui, la beldia est indétrônable. «La plupart des cultivateurs sont en train d’y revenir parce qu’ils s’aperçoivent que le cannabis produit à partir de semences importées ne vaut rien : le marché européen en est saturé», explique-t-il.

La différence de prix, il est vrai, est éloquente, la beldia rapportant cinq fois plus à la revente une fois transformée : un kilo de haschisch extrait de la plante ancestrale est revendu 1 000 euros autour de Ketama contre 250 euros s’il est issu de la variété critikal, a pu constater notre photographe. Des prix qui grimpent à mesure qu’on s’éloigne du lieu de production. De fait, cette préférence des consommateurs pour la beldia s’explique en partie par le fantasme du «naturel» : beldi (littéralement «qui vient du bled») est l’équivalent d’un label bio au Maroc, où l’on trouve poulets ou œufs beldi… Et ici, les autres hybrides de cannabis, ultrapuissants, ont la réputation de rendre fou… Certains proposent de légaliser la vente et la consommation de la beldia, tout en maintenant l’interdiction des autres variétés. «Cela permettrait de reprendre le contrôle de la politique agricole du Rif», assure Khalid Tinasti. Longtemps taboue au Maroc, l’idée de légaliser le cannabis, initialement défendue par les militants locaux, gagne du terrain par ailleurs. En mars 2021, le Maroc a ouvert à la discussion parlementaire un projet d’autorisation du cannabis thérapeutique, tout en maintenant l’interdiction de son usage récréatif. Avec l’objectif affiché de «reconvertir les cultures illicites destructrices de l’environnement en activités légales durables et génératrices de valeur et d’emploi ». Une agence de régulation serait chargée de contrôler la chaîne de production, de l’importation des semences jusqu’à la commercialisation.

Du haut de sa montagne enneigée, Abdellatif Adebibe, qui se démène depuis des années pour que cette culture devienne légale dans la zone historique, voit son combat commencer à porter ses fruits. Au petit déjeuner, en trempant son pain dans l’alouana, une délicieuse huile extraite d’olives grillées dans un four en terre, il déborde de projets qui impliqueront la population locale… tout en préservant les majestueux cèdres bleus centenaires du mont Tidirhine, où viennent nicher les pics de Levaillant dont on entend le bec marteler les troncs. Un paradis qui, lui, n’a rien d’artificiel.