Un laboratoire flottant capable de multiplier les dérivations dans l’océan Arctique sur vingt ans… C’est le nouveau projet d’expédition que prépare la Fondation Tara Océan. Avec l’objectif de comprendre les effets du changement climatique là où il est le plus vif.
- Milieu difficile d’accès et hostile à l’être humain, l’Arctique central est de ce fait méconnu. Notamment des scientifiques, qui ne peuvent y accéder qu’une partie de l’année, l’été.
- C’est pourtant une sentinelle du changement climatique, là où les effets actuels et attendus sont les plus vifs. D’où l’enjeu de pouvoir l’observer sur le temps long.
- C’est le but de la nouvelle expédition que prépare la Fondation Tara Océan. Construire un bateau flottant, pas si éloigné d’une station spatiale, où les scientifiques pourraient se laisser dériver sur 500 jours.
Un désert de glace, des températures qui tombent très bas sous 0 °C, un soleil sous l’horizon la moitié de l’année. Avec alors, pour seule lumière, la Lune qui brille dans le ciel. « Et l’été, c’est l’inverse, poursuit Chris Bowler, directeur de recherche au CNRS et président du comité scientifique de la Fondation Tara Océan. C’est l’endroit le plus lumineux de la planète, avec plus de photons reçus par jour que partout ailleurs. »
Pas de doute, l’Arctique nous est hostile à nous, humains. Mais le biologiste invite à ne pas se méprendre : « C’est aussi une oasis marine, avec des espèces spécifiquement adaptées à ces conditions si particulières, insiste-t-il. Non seulement les ours polaires, les phoques, les baleines… Mais aussi des organismes planctoniques microscopiques à la base de toute la vie dans l’Arctique. »
- Un bateau-laboratoire comme un vaisseau spatial
Cet écosystème si unique va-t-il disparaître ? C’est l’une des questions qui sous-tend la nouvelle expédition que prépare la Fondation Tara Océan. Laquelle, depuis 2003, multiplie les expéditions sur les océans pour comprendre l’impact du changement climatique et des activités humaines sur ces milieux. Elle avait déjà mis le cap sur le Pôle Nord entre 2007 et 2008. C’était avec sa goélette scientifique Tara, pour une traversée de la banquise qui avait, parmi ses objectifs principaux, celui de sonder les profondeurs pour nourrir les modèles de prévisions climatiques du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec).
Cap de nouveau sur cet extrême avec une expédition bien plus ambitieuse, prévue pour démarrer à l’été 2025… et durer vingt ans. Cette fois-ci, Tara ne sera pas de la partie. A la place, la fondation a imaginé, ces cinq dernières années, la Tara Polar Station, qu’on pourrait presque comparer à la Station spatiale internationale (ISS) dans l’Espace. « C’est à la fois un bateau, une base scientifique, un hôpital, une résidence d’artistes, un lieu de vie… , essaie de décrire Romain Troublé, directeur exécutif de la Fondation Tara Océan. Elle fera 26 m de long pour 14 de large, le tout donnant 400 m² habitables répartis sur quatre niveaux. « Il y aura une salle de machine, des laboratoires, des espaces de travail, d’autres de vie collective, une infirmerie en lien direct avec l’hôpital de Chamonix *… » Vingt personnes vivront à bord l’été, un chiffre ramené à 12 en hiver, la saison la plus éprouvante, « pour permettre à chacun d’avoir sa cabine », détaille Romain Troublé.
- « Multiplier les dérivations de 500 jours dans cet océan de glace »
Les scientifiques composeront l’essentiel de l’équipage, mais il y aura aussi à bord des marins, des ingénieurs, un chef cuisinier ou des journalistes et artistes en résidence épisodiquement. L’ensemble forme « comme un petit hameau au Pôle Nord », décrit Romain Troublé. Petit hameau qu’il va falloir faire dériver en totale autonomie et « en limitant au maximum nos impacts sur le milieu ». Tout a été conçu pour répondre à ces deux impératifs. Jusqu’à la forme étonnante de cette base, ovale. « La plus adaptée pour viser un maximum d’efficacité énergétique, un enjeu fondamental pour les missions qu’on entend mener », explique le marin et biologiste. La Tara Polar Station est aussi conçue pour supporter des températures de – 52 °C. Elle pourra embarquer aussi dix tonnes de nourriture, aura sa station de dessalinisation – pour produire jusqu’à 1.000 litres d’eau potable par jour –, et son chauffage central sera alimenté en récupérant les calories des groupes électrogènes et en complétant avec une chaudière à biocarburant.
C’est toute la force de la Tara Polar Station : être capable de multiplier les dérivations de 500 jours dans cet océan de glace. « Aujourd’hui, les expéditions scientifiques en Arctique se font entre juillet et septembre, et les brise-glace qui amènent des scientifiques ne s’arrêtent jamais très longtemps à un endroit, compare Romain Troublé. Or, pour faire de la biologie, il faut des temps longs. »
Chris Bowler et Gerhard Krinner, climatologue au CNRS et coauteur du sixième rapport d’évaluation du Giec, espèrent beaucoup des nouvelles connaissances que permettrait d’acquérir un tel laboratoire. Pas de doutes, en tout cas, explique le second : c’est bien en Arctique qu’il faut être pour comprendre et mesurer les impacts climatiques actuels et à venir. « La région est une sentinelle du dérèglement climatique », expose-t-il. Comme prédit par les scientifiques, il y a cinquante ans, c’est dans cette région que les impacts du réchauffement – déjà +1,1°C depuis l’ère pré-industrielle se font le plus sentir. Et la suite n’est guère réjouissante. Les cartes de projections du changement climatique, qui suivent les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre, bariolent toute la région d’un rouge foncé. De l’hypothèse la plus optimiste (+2 °C d’ici à 2100) à la plus pessimiste (+4 °C).
- « L’Arctique comme sentinelle du changement climatique »
Le premier signe visible est la diminution de l’étendue observée de la glace arctique l’été. « Dans les vingt prochaines années, nous allons passer d’un océan encore aujourd’hui en grande partie glacée l’été à un océan de plus en plus libéré, créant un nouvel écosystème qu’on ne connaît pas », poursuit Gerhard Kinner. Si l’océan Arctique est en première ligne, les régions autour ont aussi tout à craindre de ce réchauffement à cadence forcée. Du Groenland, cette immense calotte de glace, à la Sibérie et l’Alaska. « Il y a du pergisol dans ces régions continentales, des terres gelées toute l’année qui contiennent beaucoup de matières organiques, illustre par exemple le climatologue. Si le climat change en Arctique, le pergisol dégèle et la matière organique se décompose, ajoutant encore des émissions de gaz à effet de serre. »
C’est ce point névralgique du système climatique que la fondation Tara Polar Station entend explorer en continu. A trois ans du premier départ, il est encore trop tôt pour connaître dans le détail les premiers programmes de recherches qui auront lieu à bord. Mais Chris Bowler, codirecteur scientifique de cette mission, a déjà des grandes orientations en tête. « Avant qu’il ne soit trop tard, il s’agira déjà de caractériser la biodiversité marine de l’océan arctique et de comprendre comment elle s’est adaptée à ce milieu si hostile, commence-t-il. Cette présence tout au long de l’année nous permettra aussi d’obtenir des données qui nous font défaut pour comprendre le climat arctique, de suivre les successions saisonnières, de référencer les changements d’une année sur l’autre. »
- Une station encore à construire
Chris Bowler poursuit encore longtemps la liste des promesses de cette Tara Polar Station. La première étape sera toutefois de la construire. Cela devrait commencer d’ici à la fin de l’année, précise Romain Troublé. Coût du chantier : 18 millions d'euros. Le lieu n’est pas encore connu. « Mais ça sera en Europe, indique le directeur de la Fondation Tara Océan. Et ça devrait durer dix-huit mois. »