Cette pratique remonte à la nuit des temps et a beaucoup interpellé le monde scientifique et médical, car elle recouvre des pratiques ethnologiques ou religieuses comme des comportements induits par la famine ou encore des troubles psychologiques. Des faisceaux d’arguments archéologiques suggèrent qu’Homo Habilis, ancêtre de sapiens, collectait déjà des terres spécifiques pour les consommer. Ces comportements s’observent chez les primates, les herbivores ou certaines espèces d’oiseaux.
Plus près de nous, l’usure anormale de dents humaines du néolithique suggère de telles pratiques. Il est à noter que pour chaque groupe animal ou humain, les terres ingérées sont toujours rigoureusement sélectionnées. Chez les anciens Grecs, la pratique de manger de la terre des lieux consacrés était assimilée à la prise d’une panacée. Certaines argiles étaient importées à Rome pour servir de contrepoison, soigner les femmes enceintes et faciliter l’accouchement. Elles se présentaient sous forme de petites tablettes à ingérer, appelées terra sigillata, car portant le sceau d’une déesse protectrice. Au fur et à mesure du développement des sciences, un regard critique se porte sur de telles pratiques.
Hippocrate, puis Celsus, décrivent l’association anémie-géophagie. Au VIe siècle, Aetius d’Amida fait état d’un mal appelé « pica » qui atteindrait les femmes enceintes dès leur second mois de grossesse et les conduirait à désirer des aliments différents, dont de la terre, des coquilles d’œuf ou des cendres : certaines de ces conduites pouvant conduire à la mort. La même problématique est décrite tout au long du Moyen-âge ou pourtant des terra sigillata, bénies par des religieux et portant maintenant des symboles chrétiens, sont ingérées dans toute l’Europe occidentale contre de nombreuses maladies. Les explorateurs de la Renaissance et après ramèneront moult descriptions de géophagie observées aux quatre coins du monde.
Les populations africaines ne sont pas les seules concernées, mais aussi des tribus indiennes de l’Orénoque se nourrissant exclusivement d’argile pendant de longs mois, les habitants du Siam étaient également réputés pour leur géophagie. Aux yeux de l’Occident moderniste, il s’agit là de comportements de « sauvages » au même titre que le cannibalisme. La colonisation des Amériques, grande consommatrice d’esclaves réprimera violemment de tels comportements chez ceux-ci qui aboutissent en quelques mois à la « cachexie africaine », sorte de suicide lent qui décimait les populations asservies. Le regard porté sur ces pratiques a opposé une ingestion de terre naturelle issue d’une stratégie adaptative ancestrale et d’autre part des comportements psychopathologiques de souffrance qualifiée sommairement de déviants.
Les patients souffrant de pica vivent une véritable une addiction et sont aussi dépendants de leur produit que les tabagiques : la connaissance des effets néfastes ne modifie pas ce comportement. Les cas de picas sévères chez des patients souffrant de troubles de la personnalité ou de retard mental ont contribué à placer ces comportements alimentaires dans le champ réducteur de la maladie psychiatrique.
Une des portes d’accès pour comprendre ce phénomène est de s’intéresser à la matière ingérée, il s’agit de minéraux argileux : kaolinites, illites, smectites qui sont utilisés depuis longtemps comme pansements gastro-intestinaux et anti-diarrhéiques. Certaines patientes reconnaissent avoir débuté leur consommation pour apaiser des troubles digestifs (reflux, nausées) en début de grossesse. Ces argiles du fait de leur structure micro-cristalline très particulière ont des propriétés physico-chimiques intéressantes : elles se présentent sous forme de nanoparticules faites de strates de silicates et d’aluminates et forment avec l’eau des solutions colloïdales capables d’absorber à leur surface toutes sortes de toxiques et leur donne la capacité d’échanger avec le milieu ambiant du tube digestif. Cette interaction physico-chimique est la clé des effets positifs et négatifs de la géophagie.
Le pouvoir détoxifiant des argiles est sûrement la propriété qui a été la plus bénéfique à l’espèce humaine durant son évolution pour éliminer les tanins et les alcaloïdes que les plantes produisent pour se protéger des herbivores, ceci est aussi retrouvé chez les oiseaux. Dans l’Antiquité on utilisait déjà les terres sigillées dans les intoxications. En se fondant sur ces propriétés, la smectite appelée « terre à foulon » proposée dans les intoxications modernes au Paraquat (pesticide). Des granules de kaolin sont donnés aux animaux d’élevage pour améliorer le rendement de leur alimentation.
L’anémie observée chez les géophages semble relever d’une « capture » plus marquée du fer au niveau intestinal qui se trouve éliminé avec les argiles. Inversement, un autre risque est l’absorption d’aluminium naturellement contenu dans les kaolins, responsable de complications neurologiques en particulier chez le fœtus.
Chez des animaux soumis à des stress expérimentaux, la surconsommation de kaolin est observée sans doute induite par des neuromédiateurs (sérotonine, dopamine) impliqués dans les processus de régulation de l’humeur. De tels phénomènes peuvent s’observer chez des individus en souffrance (dépression, syndrome posttraumatique, schizophrénie, psychose) avec des comportements d’addiction et de surconsommation variés incluant le tabac, l’alcool, des drogues, de la « junk food », etc.
Si dans un milieu » primaire », la géophagie procure des avantages en termes de survie immédiate en rendant les aliments moins dangereux et plus efficaces, le prix à payer est une carence martiale nuisible à moyen terme, des déséquilibres électrolytiques, et un risque d’intoxication lenteà des toxiques (plomb, aluminium). Actuellement les picas, et en particulier la géophagie sont avant tout considérés comme des constructions psychocomportementales requérant une approche plus éthologique que psychiatrique en particulier auprès de population où cette conduite alimentaire relève de pratique ancestrale…
- Syndrome de Pica : trouble comportemental qui induit la consommation de substances non nutritives comme la terre, le papier ou l’argile. Ce syndrome, dont la genèse allie carences alimentaires et affectives, touche particulièrement les régions d’Afrique de l’Ouest depuis des siècles. Ainsi le kaolin est considéré comme trompe-la-faim pour les uns, médicament ou plaisir pour les autres.