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Hôpital express: en Inde, ce train sauve des vies

Les médecins opèrent de la cataracte dans le train, à la chaîne. Sans eux, les malades deviendraient aveugles.
Les médecins opèrent de la cataracte dans le train, à la chaîne.
 Sans eux, les malades deviendraient aveugles.


Hôpital express, c’est le train de tous les espoirs. Dans un pays qui compte 1 médecin pour 1 000 habitants, cet hôpital sur rails est destiné aux plus pauvres. Avec des salles d’opération aménagées dans les wagons, le « Lifeline Express » a permis de soigner gratuitement plus d’un million d’Indiens. Bienvenue dans le convoi « magique ».

« Devinez où je suis née ? » L’air badin, Zelma Lazarus aime jouer avec ses hôtes. Surtout ceux qu’elle rencontre pour la première fois. Malgré ses 81 ans, elle garde une énergie folle et peine à rester silencieuse bien longtemps. « Je suis née dans un train au Rajasthan ! » Difficile à croire. Dans son grand appartement de Bandra, une banlieue huppée de Bombay, elle a l’habitude d’observer le soleil fondre sur la mer, assise sur une balancelle, dans son salon. L’immense fenêtre donne sur le golfe d’Oman. Si l’on se penche un peu, on y voit les ombres des amoureux qui se baladent le soir, main dans la main.
La coquette octogénaire adore raconter des histoires. La sienne est si connue qu’elle figure dans les manuels scolaires indiens. A la question : « Quel cadeau Zelma Lazarus a donné à la nation ? » la réponse est : « Le premier train-hôpital du monde. » « Dans les années 1980, je me suis rendu compte que nos enfants mouraient de la polio, qu’ils n’étaient pas soignés et qu’ils vivaient dans des zones reculées. Alors je me suis dit que s’ils ne pouvaient pas se rendre à l’hôpital, ce serait à l’hôpital de venir à eux. C’est comme ça que j’ai eu l’idée du train. Ma vie est liée à lui, finalement », sourit-elle.
Déterminée et passionnée, elle se rend au ministère des Transports, sans avoir pris la peine de demander un rendez-vous. « Que voulez-vous ? » lui lance le ministre. « Un train », rétorque-t-elle. Une heure après, l’homme paraît conquis et lui promet trois vieux wagons qu’elle devra faire réparer.

La bienfaitrice Zelma Lazarus est une célébrité dans le pays.

Vingt-sept ans plus tard, sept wagons bleus colorés d’un arc-en-ciel composent le « Lifeline Express ». Chaque mois, il sillonne les 63 000 kilomètres de lignes du réseau ferroviaire indien et fait escale dans une ville choisie longtemps à l’avance en fonction des besoins sanitaires. Dans ce pays de contrastes, où les plus riches se disputent les meilleurs hôpitaux de Bombay et Delhi tandis que les plus pauvres ne peuvent même pas se payer des médicaments, le système de santé est criant d’inégalités. Et les médecins se font rares, moins de 1 pour 1 000 habitants ! Alors, à chaque nouvelle mission, le « Lifeline Express » apporte un peu d’espoir de guérison aux malades.

En ce printemps caniculaire, il rejoint pour quatre semaines les entrailles de l’Inde. Il faut cahoter quatorze heures dans une voiture-couchette poussiéreuse pour arriver aux confins du Maharashtra, à Gondia. Loin du vacarme de Bombay et des touristes, ici les vaches se promènent sur des chemins de terre. Les 176 000 habitants travaillent pour l’essentiel dans les champs de riz – la commune est d’ailleurs surnommée « la ville du riz » – ou bien dans les usines de tabac. Une famille a installé quelques manèges désespérément vides sur un terrain vague. Le samedi, des cortèges de mariage illuminent les longues avenues.


Cela fait trois mois que la population entend parler de l’arrivée du train que l’on dit « magique », grâce aux nombreuses campagnes publicitaires des bénévoles, qui distribuent flyers et autres documents pour l’inciter à venir consulter gratuitement. Disha Patel, jeune médecin de 32 ans, ne tient plus en place. A la veille de la cérémonie d’ouverture, elle parcourt la région à bord du 4 x 4 avec chauffeur mis à sa disposition par l’association Impact India, présidée par Zelma Lazarus. En lisière des villages, les moulins à riz et quelques usines donnent un peu de relief à ces paysages de plaine
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Dans un grand hôpital, les malades arrivent dans le service adéquat. Ici, faute de place, la spécialité change chaque jour au même endroit. Aujourd’hui, c’est la cataracte.
Après quarante-cinq minutes de route, un bourg se dessine. Une femme remplit un seau d’eau à la seule pompe des alentours. Des chèvres et des poules sortent du dédale des ruelles. Au loin, des enfants jouent devant une maison bleue. A l’intérieur, le jeune Raunak se repose sur un matelas posé à même le sol. Son père est mort il y a quelques années et sa mère est partie travailler dans une ville à des dizaines de kilomètres de là. Le grand-père protège le garçonnet de 7 ans qui souffre d’une fente labio-palatine et s’accroche à lui tant il craint les inconnus. « Il a un énorme trou dans la bouche, il ne peut rien manger », se désole le vieil homme. Le Dr Patel doit le convaincre de venir consulter les médecins du « Lifeline Express ». Chaque année, le train sélectionne les meilleurs spécialistes du pays.Mais le grand-père n’a jamais quitté son village. Disha lui promet qu’une ambulance viendra les chercher pour faire le trajet.

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Le circuit est classique : salle d’attente, bloc opératoire, soins post-opératoires.
A quelques kilomètres, Ashima est inquiète. La jeune mère de famille a vu son bébé convulser à plusieurs reprises, sans savoir quoi faire. Elle l’a emmené dans un hôpital qui lui a administré un traitement de base sans poser de véritable diagnostic. Les médicaments coûtent trop cher, près de 500 roupies (6,50 euros), soit un tiers du salaire minimum en Inde. Cette fois-ci, Disha explique qu’un médecin spécialiste de l’épilepsie consultera le lendemain et pourra lui offrir un traitement gratuit. La jeune femme d’à peine 19 ans hésite. Son mari n’est pas là, elle l’appellera le soir même pour avoir son accord. « Ici, les gens sont très pauvres, la plupart ne connaissent pas les maladies qu’ont leurs enfants, c’est essentiel de se déplacer pour aller les voir, de leur dire que des solutions sont possibles », tient à préciser Disha,pendant que le bébé dort sur un des rares lits de la maison.


Plusieurs interventions se déroulent en même temps, dans un wagon-bloc opératoire.
Le lendemain, l’hôpital public de Gondia est bondé. Les campagnes publicitaires pour le train ont fait leur effet. Tout le monde cherche à être ausculté. Dans son sari vert, Disha se noie dans la foule qu’elle tente d’aiguiller. La journée est consacrée à la cataracte. Assis dans la salle de consultation, le chirurgien Dharmendra Singh collabore avec les médecins locaux. Il est arrivé la veille de Nagpur, à 200 kilomètres, bénévole pour la première fois dans le train-hôpital. Concentré, cheveux parfaitement gominés, bagues à tous les doigts et sourire rare, il commence à faire passer les tests médicaux. « C’est très important pour moi en tant que médecin de venir travailler bénévolement ici. Je dois aider les gens de mon pays, surtout dans cette région si pauvre », dit-il entre deux consultations. Les patients défilent.Une femme tente de déchiffrer des lettres sur un mur décrépi. Elle n’y parvient pas. « Elle n’entend pas non plus et elle est trop faible, l’opération est risquée, nous ne pourrons pas la choisir », regrette le médecin.

Certains, plus chanceux, ressortent avec un bout de sparadrap au-dessus
de l’œil, le Graal du jour. Ils seront opérés mais doivent patienter dans une salle de repos à l’étage, d’où s’échappent des effluves pestilentiels de sang mélangé à du détergent. Sur un lit, sous une chaleur écrasante malgré les trois ventilateurs qui tambourinent, Thonshukh Washink est soulagé. Il fait partie des 40 élus. Depuis des années, cet homme de 68 ans ne voit plus rien. Comme 12 millions d’Indiens, il souffre de cataracte, en partie due à la pollution grandissante. Dans le pays, beaucoup ignorent que cette pathologie est curable et laissent donc leur vue se détériorer jusqu’à la cécité. Les soins coûtent très cher et beaucoup d’hôpitaux comme celui de Gondia n’ont pas les équipements adaptés pour traiter cette pathologie. « Je suis tellement content,sans ça je ne pourrais jamais me payer une telle opération et je finirais ma vie aveugle », glisse Thonshukh avant de s’endormir pour une petite sieste.

Médecins ou ingénieurs, des indiens solidaires donnent de leur temps bénévolement.
Médecins ou ingénieurs, des indiens solidaires donnent de leur temps bénévolement.


Le lendemain, dès 7 heures, le chauffeur qui travaille pour l’association depuis plus de vingt ans vient chercher les médecins à l’hôtel. Il faut s’extirper de la ville et marcher sur des rails brûlants pour voir enfin surgir le « Lifeline Express ». Le train est à quai. Des tentes ont été installées pour que les patients ne souffrent pas d’insolation. Le soleil est de plus en plus fort et la journée démarre à peine. La cuisinière s’affaire, elle prépare des chapatis, ces crêpes que les Indiens mangent à tous les repas. Le personnel médical s’installe sur un canapé dans un autre wagon pour prendre le petit déjeuner. Plus loin, après la salle de repos et celle où doivent se changer les chirurgiens, deux wagons ultramodernes font office de blocs opératoires.


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Le « Lifeline Express » va continuer de sillonner l’Inde profonde, comme il le fait depuis vingt-sept ans, pour offrir aux démunis consultations et traitements gratuits. Une ambulance vient chercher les plus affaiblis.



Ici, tout est savamment orchestré. Comme Zelma Lazarus l’a demandé à chacun des volontaires. Vaibhav Dhadkar y veille. Il est employé comme onze autres personnes par l’association. Lui est chargé de s’occuper des sponsors qui financent les principales missions et d’identifier les besoins avec les services de santé locaux. Ce grand timide est arrivé avec sa femme, qui a arrêté la médecine après leur rencontre. Ils viennent de se marier et cette mission est un peu leur voyage de noces. Mais elle semble s’ennuyer dans ce grand train où elle n’a pas sa place et préfère passer de longues heures à l’attendre dans leur chambre d’hôtel. Vaibhav est originaire de l’Inde profonde, il a été ingénieur mais a choisi de se lancer dans l’humanitaire. « Je me sens utile en étant ici. Il peut y avoir jusqu’à 1 000 patients par jour.Je n’aimais pas ma vie d’ingénieur. J’ai toujours voulu travailler dans le social », marmonne-t-il en baissant la tête. Sa lèvre supérieure est marquée d’une légère cicatrice ; on imagine qu’il a lui aussi bénéficié du programme de soins, mais il n’en dira rien. Il est trop occupé. Et l’ambulance arrive avec les premiers patients de la journée.


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Ici, à Gondia, la plupart des patients sont des petits paysans. L’Etat vient d’annoncer un train dédié au Maharashtra.

Chacun passe par le sas de stérilisation, puis revêt des chaussons et une charlotte. Dharmendra Singh a lui aussi ses habits de chirurgien. Pour mettre les gants, il a ôté ses nombreuses bagues. Installé sur un siège à roulettes, les yeux rivés au microscope, il navigue d’un malade à l’autre sur les deux tables d’opération qui se font face. Les patients sont recouverts d’un champ bleu, d’où l’on ne peut voir que leur orbite. L’intervention, classique, dure dix minutes. Ce jour-là, 57 patients passeront entre les mains du spécialiste.

Pendant les opérations, les autres médecins du train s’activent. Les consultations pour épilepsie vont débuter. Dans une salle de réunion, à l’arrière du train, 30 personnes sont venues pour des cas similaires, des enfants qui convulsent, qui pleurent, qui ont de la fièvre… Personne ne connaît encore le nom exact de la maladie. Ashima a réussi à convaincre son mari, ils sont là tous les deux avec leur bébé et écoutent attentivement le verdict. Malheureusement, leur enfant ne sera pas soigné : trop jeune, trop faible, il doit d’abord aller voir un pédiatre. La déception est grande chez le couple. Mais le neurologue qui leur a annoncé la nouvelle, Roop Gursahani, n’a pas le temps de s’attarder, d’autres jeunes doivent être diagnostiqués.

Pendant trois semaines encore, les médecins et les patients défileront dans le « Lifeline Express »

« Je suis ici pour expliquer aux parents qui ne connaissent rien à l’épilepsie les différents symptômes et traitements qui existent. Donner des médicaments est juste une partie de notre travail, il faut faire de la pédagogie. La moitié des gens qui viennent ici n’ont jamais été traités, c’est fou », assure ce neurologue réputé de Bombay, qui a pris plusieurs jours pour rejoindre Gondia, sur les conseils d’une collègue.
Après quelques heures de convalescence, Thonshukh Washink a pu rentrer chez lui. Il profite d’un moment avec sa famille. Ils vivent à dix dans un espace spartiate. Mais l’homme est heureux, ses six enfants aussi, peut-être pour la première fois depuis des années. « J’y vois tout clair, je suis si content. Tout s’est si bien déroulé. C’est un miracle de la vie ! »

Pendant trois semaines encore, les médecins et les patients défileront dans le « Lifeline Express ». Après la cataracte et l’épilepsie, ce sont les problèmes de dents, de surdité et d’orthopédie qui seront traités. Depuis sa création, le programme a aidé plus d’un million de patients et a servi de modèle à des projets similaires en Chine et en Afrique centrale, ainsi que pour des bateaux-hôpitaux au Bangladesh et au Cambodge. A la fin de la mission, le ministre de la Santé de l’Etat, Deepak Sawant, l’assure : il y aura bientôt un train-hôpital dédié au Maharashtra. L’équipage peut repartir satisfait.
Dans son appartement de Bombay, Zelma Lazarus vient d’apprendre la nouvelle au téléphone. Elle est heureuse. Elle rêve que chaque Etat indien se dote d’un train-hôpital. Il n’y en a que trois. Elle regarde les vagues qui se brisent au loin. Puis les couples d’amoureux. Esquisse un sourire. Elle pense à tous ses projets. La soirée ne fait que commencer…

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